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Chanteur d’opéra iranien, Leonardo Tajabadi est menacé de mort jusque dans son exil à Strasbourg

Chanteur d’opéra, l’iranien Leonardo Tajabadi vit à Strasbourg depuis dix ans. Pour avoir pris position sur la liberté des femmes dans son pays d’origine et en chantant avec une artiste israélienne, il s’est attiré les foudres de fanatiques. Et de la République Islamique.

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Début du mois de février 2016 à Strasbourg. Ce matin-là, comme chaque jour, le chanteur baryton Leonardo Tajabadi descend vérifier sa boîte au lettres. Il est impatient et un peu inquiet, aussi. Il attend, depuis sept mois, une nouvelle carte de séjour qui n’arrive pas. Celle-ci lui permettrait de circuler librement en France, de sortir du pays, de reprendre son travail de chanteur d’opéra et, enfin, de pouvoir à nouveau gagner sa vie correctement. Mais non, ce n’est pas pour aujourd’hui.

Ce jour-là, dans sa boîte au lettre, c’est une nouvelle menace de mort qu’il reçoit. En farsi, assortis de photos du Guide Suprême de la République Islamique et d’images de cordes de pendus, on lui écrit que, même exilé à Strasbourg, on sait où il vit, où il va, ce qu’il fait. Que la sentence va tomber.

Ce n’est pas la première fois que le chanteur, vivant entre Strasbourg et Paris depuis dix ans, reçoit des menaces de mort et des images cauchemardesques. Mais avant, on lui les transmettait par internet, ou on les envoyait à sa mère, installée à Téhéran. Jamais chez lui, à son adresse postale française. Surtout, en regardant sur Internet l’adresse de son expéditeur anonyme, l’élève du conservatoire Rachmaninoff de Paris se rend compte d’une chose : l’envoi a été fait à quelques rues des locaux des renseignements généraux iraniens.

De la biologie aux opéras de Florence

L’histoire débute au début des années 2000. Diplôme en poche, jeune biologiste à Téhéran et issu d’une famille plutôt favorable au Chah et à l’ancien régime, renversé depuis 1979, Leonardo Tajabadi, de son véritable prénom Braham, fait connaissance avec l’opéra. En Iran, l’oratorio est interdit par la loi : dans les nombreuses salles du pays, chaque musicien se produisant doit avoir l’accord de l’État. Les femmes n’ont pas le droit de faire de la musique en public et il est interdit de montrer des instruments à la télévision. En novembre, l’orchestre symphonique de Téhéran a même été interdit de jouer à cause de la présence de femmes dans ses rangs.

Affiche d’un concert à Bruxelles en 2014. (Photo: BB)

Mais, comme dans tout pays autoritaire, la musique et les idées se diffusent tout de même, subrepticement, sous le manteau. C’est donc un ami arménien qui fait découvrir la pratique du chant à Leonardo Tajabadi. Sur un coup de tête, le futur baryton décide d’aller faire un tour à l’ombre du mont Ararat :

« Je suis allé six mois en Arménie, où il y a un très bon conservatoire. J’ai écouté, apprécié, mais je ne m’y faisais pas. La situation économique était difficile et je suis rentré à Téhéran. De retour, encore un peu plus plongé dans la musique, j’ai rencontré un musicien originaire de Toulouse. Le professeur Jasmin Martorell. Il m’a dit : “pourquoi n’essayez-vous pas la France ?” J’ai répondu que je n’y avais jamais pensé. J’ai envoyé une candidature au conservatoire Rachmaninov à Paris. Ils m’ont accepté. »

Le 5 octobre 2005, il pose pour la première fois les pieds à Strasbourg, où vit le seul ami qu’il a en France. Logeant d’abord chez lui, puis dans un appartement près de la cathédrale, il débute une nouvelle vie entre Paris et l’Alsace. Le conservatoire lui permet d’acquérir rapidement une petite notoriété : en quelques années, Leonardo Tajabadi se produit à Florence, Bruxelles, Berlin, Baden Baden… Il interprète Madame Butterfly, Carmen, Scamilio.

Carla Bruni-Sarkozy, le début des ennuis

Un joli succès européen, en somme. Chemise noire à moitié déboutonnée, chaîne en argent un brin bling-bling pendant au cou et lunettes vissées sur le nez, il énumère ses faits d’armes musicaux en sortant photos et documents souvenirs. Là, une lettre d’une association le remerciant pour sa participation à un festival. Ici, une photo de lui accompagnée de Farah Pahlavi, ancienne reine d’Iran, lors d’une représentation à Monaco en 2010. Il l’appelle d’ailleurs « Ma reine » à plusieurs reprises et ne cache pas sa fidélité à l’ancienne dictature royaliste, qu’il fantasme sans doute un peu.

« L’époque du Chah, c’était merveilleux. Il y avait de grands opéras en Iran. Quand j’étais petit, mes parents m’emmenaient, me faisaient rencontrer des solistes. Puis plus tard, ils m’ont montré des images. Il y avait Madame Butterfly en Iran, vous imaginez ? Désormais, les salles sont ouvertes, mais il n’y a pas d’opéra, pas de vie, et pas de femmes. »

Puis, finalement, il sort une lettre — il l’a faite plastifiée — adressée de la part de Carla Bruni-Sarkozy. En août 2010, la chanteuse, aux côtés de nombreuses personnalités du monde entier, prend position contre la condamnation à mort et par lapidation d’une femme iranienne, déclarée coupable d’adultère et de complicité de meurtre, Sakineh Mohammadi Ashtiani. Carla Bruni-Sarkozy est froidement insultée dans certains médias iraniens. Leonardo Tajabadi lui envoie un courrier de soutien et une lettre ouverte à Kayhan, un des principaux journaux iraniens. Elle ne sera pas publiée. Mais c’est un peu le début des ennuis, pour le baryton :

« Je savais qu’en écrivant cette lettre, il y aurait une réaction. J’ai un ami directeur d’un journal en Iran. Il m’a dit qu’il n’y aurait plus de nouvelles de moi sur les sites iraniens et dans la presse. C’est en effet le cas : on entend plus parler de Mr Tajabadi dans la presse iranienne. »

« Dites à votre fils de ne pas prendre ce chemin »

Sur les réseaux sociaux, Leonardo Tajabadi commence aussi à pousser la chansonnette. Mais dans un registre encore plus grave : il prend position, petit à petit, pour les droits des femmes :

« Je me rends compte des différences abyssales entre les femmes et les hommes en Iran, de l’injustice de la situation. Le statut des femmes en Iran est incompréhensible. On ne fait pas travailler leurs capacités, elles doivent rester à la maison, ça n’a pas de sens. »

Quelques années plus tard, il apprendra par l’intermédiaire d’une agence de presse iranienne que l’affaire Bruni-Sarkozy et ses fulgurances sur Facebook lui ont valu un triste succès : il apparaît désormais sur la « liste noire » du ministre de la Culture Iranien. Il ne peut plus se produire à Téhéran. Les mois passent et la révolution verte secoue le pays. Revenir en Iran lui semble improbable, d’autant qu’il n’est pas franchement favorable aux révoltes. Toujours partisan de la famille royale, il juge les révoltés toujours trop tournés vers l’islam politique :

« À l’époque, j’étais sympathisant de cette révolution mais elle posait plusieurs problèmes. J’étais désolé pour les emprisonnements et les meurtres, mais pour moi, dans le fond, ils disent la même chose que le pouvoir avec une petite différence : au lieu du président Ahmadinejad, ils auraient voulu un président Moussavi [ancien ministre, désormais prisonnier, ndlr]. Mais ils sont tous les deux islamistes ! »

Une ôde à l’orient chantée en farsi et en hébreu

Il reste donc en France, continue ses cours au conservatoire Rachmaninoff, écrit un peu. L’année 2015 arrive et les affaires reprennent, avec une chanson qui fait grand bruit dans l’ancien pays des Chah. Le 25 octobre, il chante en effet « Ô dame Orient« , en l’honneur de la liberté des femmes iraniennes. Sur le site web Navahang, un des rares à la diffuser encore, elle culmine à 155 000 vues.

Trois jours plus tard, sa mère, à Téhéran, reçoit un appel anonyme. On lui transmet un message pour Leonardo : « Dites à votre fils de ne pas prendre ce chemin-là. Il va lui arriver quelque chose. »

Leonardo Tajabadi, lors notre rencontre. (Photo BB / Rue89 Strasbourg / cc)

Bloqué, dans l’attente d’une nouvelle carte de séjour

Il fait part de ces menaces à la police de Strasbourg. Dans le même temps, sur son compte Facebook, aujourd’hui fermé, les messages de haines affluent :

« J’ai eu peur. En Iran, ce genre de choses n’est pas à prendre à la légère, il y a déjà eu des artistes et des exilés assassinés. Regardez la tuerie du restaurant Mykonos, à Berlin. Il y a aussi eu celui de Fereydoun Farrokhzad. C’était un artiste iranien, tué par le régime en 1992. J’ai décidé d’écrire une chanson sur lui. »

Il l’écrit en farsi. Puis décide de l’interpréter en français et en iranien. Un ami lui présente une chanteuse israélienne : Farzaneh Kohen. Finalement, la chanson sera un duo en persan, en français et en hébreu. Intitulée « In memory of Fereydoun Farrokhzad », elle se veut être un hymne à la liberté de créer et à l’amitié entre l’Iran et Israël.

Lors d’une répétition, il y a plusieurs mois. (Photo LT / doc remis)

Forcément, l’initiative n’est pas du goût de ses ennemis. La deuxième lettre arrive, puis une troisième en provenance d’Allemagne. À l’intérieur, les mêmes images de cordes de pendus, de l’Ayatollah Khamenei, des textes de menaces et apparaît la mention « Espion d’Israël ». Retour par la case police : cette fois, il obtient une série de conseils et un numéro à appeler en cas de problème. Un psychologue et un médecin lui prescrivent une longue série de médicaments contre l’anxiété. Mais la carte de séjour, elle, n’arrive toujours pas :

« Maintenant, j’attends une convocation auprès des services pour pouvoir changer mon lieu de vie. Chaque fois que la Poste passe, je suis terriblement angoissé. Je ne peux pas travailler, plus vraiment bouger. C’est une vraie pression psychique. Je me réveille, dès que j’entends un bruit. J’attends. »

Samedi 25 juin, Leonardo Tajabadi tournera le clip de sa nouvelle chanson, à Strasbourg. La vidéo se fera, à son regret, sans la chanteuse Farzaneh Kohen. Mais mettre en image ses révoltes et son hommage, c’est déjà un petit réconfort. Bientôt, il terminera ses études au conservatoire et pourra reprendre ses représentations européennes.


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