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Dans Chambre noire, les facettes de Valérie Solanas, féministe radicale, explorées en clair-obscur

Yngvild Aspeli et sa compagnie Plexus Polaire ont présenté Chambre noire au TJP à Strasbourg. Une création dans laquelle la marionnettiste, metteure en scène et comédienne norvégienne a plongé son public dans l’intimité de la fameuse militante féministe Valérie Solanas.

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À la fois féministe, intellectuelle et prostituée, pleine de force et de fragilité, la personnalité de Valérie Solanas (1936 – 1988) est fascinante et remplie de paradoxes. Yngvild Aspeli les sonde dans un spectacle mêlant marionnette, jeu d’acteur, projection vidéo et musique sur scène, signée Ane Marthe Sorlien Holen. La metteure en scène norvégienne a l’habitude de puiser dans des oeuvres littéraires pour explorer des tourments d’individus et leur recherche d’une place dans la société contemporaine. Ici, elle s’inspire du roman La Faculté des Rêves de Sara Stridsberg, lui-même inspiré de la vie de Valérie Solanas.

Le corps de la comédienne fusionne avec celui de sa marionnette (Photo: Benoît Schupp)

Un féminisme radical et misandre

La lumière s’allume et dévoile une marionnette à taille humaine. Celle-ci prend les traits de Valérie Solanas, féministe américaine auteure du SCUM Manifesto et devenue célèbre pour sa tentative d’assassinat à l’encontre d’Andy Warhol. Elle s’adresse au public à travers quelques passages de son pamphlet :

« Life » in this « society » being, at best, an utter bore and no aspect of « society » being at all relevant to women, there remains to civic-minded, responsible, thrill-seeking females only to overthrow the government, eliminate the money system, institute complete automation and eliminate the male sex. »

Son féminisme radical et misandre, prônant la supériorité des femmes sur les hommes qui les ont oppressées (et leur élimination à terme !) s’exprime dans ces extraits dont l’humour n’a rien à envier à la virulence. Cependant, le spectacle ne se focalise pas sur son texte et son idéologie. Chez elle, il explore l’intime, ses tourments, sa vie personnelle.

Nous la retrouvons alitée, dans un hôtel miteux de San Francisco, alors qu’elle vit ses derniers instants. Dans une sorte d’hallucination, différents temps de sa vie surgissent autour de ce lit : son enfance, sa jeunesse, son procès après sa tentative de meurtre… accompagnés parfois des personnages les ayant marqués comme sa mère ou Andy Warhol. Le spectateur découvre, par bribes, Valérie Solanas, en public et dans son intimité la plus crasseuse, diplômée en psychologie et patiente d’institutions psychiatriques, victime de son père et bourreau de l’artiste pop-art. La complexité de ce personnage aux multiples facettes le rend insaisissable. Mais est-il vraiment question de le saisir ?

« Une inondation de colère face aux limites bafouées »

Son parcours, ses écrits, dressent le portrait d’une femme brillante et désaxée, à l’extrémisme absurde, cherchant sa place dans la société. C’est là que le spectacle dépasse l’histoire de ce personnage pour venir interroger le féminin et la place des femmes, voire de chacun. Selon la metteure en scène :

« Son manifeste S.C.U.M. transcrit pour moi son niveau d’humiliation, de douleur et de rage. C’est une collection, une inondation de colère face aux limites bafouées et aux abus du pouvoir, à la fois physiques, psychologiques et politiques. »

Une autre figure féminine, celle de sa mère Dorothée, est présente tout au long de la pièce. Son style rappelle celui de Marilyn Monroe ; elle est belle et aspire à le rester toute sa vie. Son rapport à la féminité et aux hommes se heurte à celui de la jeune Valérie Solanas, soulignant l’opposition entre les deux femmes. Enfin, l’artiste norvégienne évoque visuellement le corps sexualisé de la femme. Sur une scène qui prend des allures de cabaret, le corps féminin s’exhibe et se déforme de la pin-up à la femme araignée, la marionnette et ses distorsions permettent le surgissement d’un discours visuel sur les fantasmes et les violences autour de ce corps.

Le fantôme de Dorothée vient hanter les derniers instants de sa fille dans sa chambre d’hôtel (Photo Benoît Schupp / TJP)

Traduire le texte en images

La double formation d’Yngvild Aspeli l’amène à interpréter elle-même tous les personnages de la pièce – tantôt en tant que comédienne, tantôt en tant que marionnettiste – dans une sorte de dialogue schizophrène entre le corps, celui qui manipule, et l’objet animé. Ce double langage permet de dépasser la réalité :

« Je poursuis ici la traduction de la douleur en poésie par le spectacle de marionnette. Chercher comment cette approche peut éclairer les frontières entre le bien et le mal, entre le bon et le mauvais. Comment concrétiser l’abstrait ? Rendre compréhensible l’inexplicable ? Je souhaite m’attacher tout particulièrement au paradoxe de cette dualité/équilibre, qui forge chaque être… Un dialogue incessant entre la force et la fragilité. Lorsque la belle et la bête cohabitent au coeur de l’homme. »

Plus qu’un choix esthétique, la marionnette instaure une distance avec notre propre humanité, elle en cerne les parts les plus abstraites. Le rapport entre ces deux présences se manifeste aussi par des formes plus hybrides où le corps de la comédienne et celui de la marionnette se confondent dans un jeu entre illusion et altération.

Avec « Chambre noire », celle qui maniait les mots avec brio se dévoile finalement par images. Yngvild Aspeli parvient ici à rendre les multiples formes éloquentes; elles concourent à offrir un spectacle magnifique, brutal, drôle et profondément humain.


#féminisme

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