« Campillo raconte l’histoire de vrais héros, qui sauveront beaucoup de vies » : ce sont les mots émus du réalisateur Pedro Almodovar, après avoir remis le Grand Prix du jury à 120 Battements Par Minute au festival de Cannes en mai. Ces héros, ce sont les militants d’Act Up, qui menèrent un combat politique contre le Sida à New-York, Paris et même à Strasbourg. Daniel Fromm fait partie de ceux-là, il fut l’un des fondateurs et le président d’Act Up-Alsace entre 1994 et 1996, des années décisives à la veille de l’arrivée des premières trithérapies.
Nous sommes allés voir 120 Battements Par Minute le jour de sa sortie, mercredi 23 août, avec Daniel Fromm. Le mélange de vives émotions de rage, de joie et de tristesse dans les scènes imaginées par Robin Campillo remuent les spectateurs, qui sortent souvent pantois de la salle. Sauf Daniel Fromm. Non pas qu’il n’ait pas aimé le film. Au contraire, il le trouve représentatif et fidèle aux années Act Up, mais il fonctionne plus à l’indignation qu’à l’émotion.
De l’histoire personnelle à l’engagement militant
Plus tôt dans la journée, Daniel Fromm nous accueille chez lui, au nord de Strasbourg sur un fond de musique électronique. L’architecte d’intérieur de 52 ans est un homme occupé mais ravi de partager son expérience, si bien qu’il restera avec nous deux fois plus longtemps que prévu, quitte à rater un autre rendez-vous. Nous ne sommes même pas assis que Daniel Fromm embraye d’un ton enjoué sur l’histoire d’Act Up, celle du militantisme LGBTI et dispense déjà une leçon scientifique sur les anticorps T4, la charge virale et les trithérapies.
La sympathie du personnage tranche avec la virulence des actions qu’il a menées dans sa vie d’activiste. Il rappelle l’historique de l’association créée à New-York en 1987, débarquée à Paris en 1989 puis dans plusieurs villes européennes et françaises. Il faut attendre 1994 pour qu’Act Up s’installe à Strasbourg sous le nom d’Act Up-Alsace, « certainement le seul groupe au monde à porter le nom d’une région plutôt que d’une ville », note-t-il. S’il en est le premier président, ils sont 12 membres fondateurs. Au plus fort de leur activité, ils seront une quarantaine d’activistes, bien que tous ne prennent pas part aux manifestations : certains ne voulaient pas être vus dans les médias et d’autres devaient rester cachés car ils servaient de taupe dans les institutions locales, européennes ou dans les hôpitaux.
Comme souvent à Act Up, le militantisme se lie à une histoire personnelle. Daniel Fromm a grandi à Ingersheim, petite commune du Haut-Rhin et n’avait jamais entendu le mot « homosexuel » de toute son enfance. Pourtant, il se sent très vite « différent ».
À 18 ans il commence sa vie d’étudiant à l’école d’architecture de Strasbourg et décide d’affirmer son homosexualité à travers une lettre de quatre pages qu’il distribuera à ses proches, « en préalable à toute discussion ». C’est à peu près au même moment qu’il entend Christine Ockrent, présentatrice du journal télévisé d’Antenne 2, parler d’un « cancer gay » à la télévision. Sa mère « chiale ». Trois ans plus tard il apprend sa séropositivité mais se tait longtemps :
« Je n’en parlais à absolument personne, ça a mis des années à venir. À un moment, j’ai compris qu’il le fallait pour que la lutte soit plus efficace. Il n’y avait pas de temps à perdre. »
En même temps qu’il découvre les actions d’Act Up à New-York ou à Paris, Daniel Fromm est révolté par la manière dont il est traité dans les hôpitaux. « On était tout de suite stigmatisé, ça générait des peurs. Si on n’était pas soignés c’était parce qu’on était des gays et des toxicos ! » s’emporte-t-il. Dans les écoles, aucune information n’est donnée. Conscients de la menace qui pèse sur leurs vies, ses amis et lui se retrouvent autour d’un mot d’ordre : « on va bientôt mourir, mais on ne va pas se laisser faire. »
Un ruban rouge sur la Cathédrale
L’association alsacienne est créée en juin 1994 et ses membres participent à quelques manifestations durant les premiers mois de son existence : installation d’un ruban rouge de 25 mètres de long sur la façade de la cathédrale, distribution de tracts en raison de la révocation de l’évêque progressiste Mgr Gaillot… Leur première intervention remarquée se tient au Centre de dépistage de l’hôpital de Strasbourg en février 1995. Les militants dénoncent le manque de prévention et d’informations diffusées par les institutions. Ils ont recours au die-in : toutes les personnes présentes s’allongent et s’immobilisent comme des cadavres.
Par la force de l’image qu’il véhicule, le die-in est l’un des mode d’action phare d’Act Up. Il permet aussi d’éviter les coups, pas ceux de la police, mais bien ceux d’autres citoyens. Daniel Fromm explique :
« Logiquement, on nous frappe moins si on est tous au sol. Et puis nous ça nous empêche de répondre, parce que c’est difficile de ne pas réagir quand tu te fais battre ».
Dans le viseur de l’association « en guerre » : le haut-fonctionnaire strasbourgeois Jean Weber
Cette violence lui saute aux yeux en mai 1995, lors de l’une des actions les plus importantes à ses yeux. Strasbourg est en pleine période électorale à l’approche des élections municipales. Philippe Richert présente sa liste « Union pour Strasbourg » (centre-droit) et un certain Jean Weber, haut-fonctionnaire, est en deuxième position sur celle-ci. Problème : cet énarque était président des filiales industrielles de l’institut Pasteur au moment de l’affaire du sang contaminé en 1985. Act Up-Alsace l’accuse d’être coupable du « ralentissement du dépistage systématique des lots sanguins pour les transfusions », provoquant la contamination par le VIH de quelques centaines de personnes hémophiles.
Jean Weber se retrouve dans le viseur de l’association qui mène plusieurs actions contre lui : des affiches « Weber assassin » avec sa photo sont distribuées. Les militants scandent « Virez l’assassin ! » dans des réunions publiques, jettent du faux-sang sur la porte de son domicile, piratent son fax personnel (et se feront par conséquent confisquer le leur par le Procureur de la République). Mais c’est quand ils interrompent une réunion publique de la liste municipale que Daniel Fromm reçoit des coups :
« On s’est fait traîner par terre, frapper, jeter. Tu comprends que des gens veulent vraiment que tu crèves, parce que tu fais chier, parce que t’es en trop. C’était la première fois qu’on me disait ça et c’est un truc qui a résonné en moi pendant des semaines. »
Les militants d’Act Up-Alsace seront condamnés à des peines d’amende pour toutes ces actions. Quant à Jean Weber, il sera aussi mis en examen dans l’affaire du sang contaminé, mais il bénéficiera d’un non-lieu en 2002.
La colère qui les anime et la virulence de leur message attire des réponses violentes. Mais elle les différencie aussi des autres associations de lutte contre le SIDA. Act Up voit dans son combat une question politique, leurs actions sont une réponse à la faiblesse de l’État face à l’épidémie. Ils se disent d’ailleurs en guerre, « une guerre avec ses morts, ses soignants, ses collabos et ses résistants », selon Daniel Fromm. La radicalité de leur combat fait tout de même place à la joie et à l’humour, très importants à ses yeux :
« Il y avait cette force et cette joie de vivre générée par la menace de mort imminente. Il fallait réussir à rire tout le temps de ça. Par exemple, certains donnaient des prénoms aux quelques T4 (lymphocytes auxquelles s’attaque le VIH, ndlr) qui leur restait. »
Des capotes pour le lycée Jean Monnet
La « désobéissance civile » dont ils se réclament leur vaut quelques problèmes avec les forces de l’ordre et la justice. Le 6 avril 1995, Act Up-Alsace organise une manifestation devant le lycée Jean Monnet pour réclamer l’installation d’un distributeur de préservatifs, votée un an auparavant par le conseil d’administration, mais toujours pas appliquée. L’entrée est interdite aux élèves et ils collent des affiches : « Lycée Jean Monnet : Pas de capotes – danger de mort ». Ce jour là, les membres connaissent leur première rafle par la police.
Les militants connaissent ce risque et se savent surveillés. Daniel Fromm raconte :
« C’était le début des téléphones portables, mais il fallait déjà faire attention et les laisser loin de nous pendant nos réunions, parce qu’on pouvait être sur écoute. Comme j’étais président, la police me connaissait bien. Ils voulaient que je passe chez eux avant nos actions, pour les prévenir. Mais jamais je n’allais pas passer chez eux ! Quand je venais, c’était avec les menottes, j’allais pas y aller comme ça pour boire un café ! Nous on ne leur donnait aucune info. »
Le plus embêtant aurait pu être l’effet de ces arrestations sur leur vie professionnelle. Plusieurs fois, Daniel Fromm est placé en garde-à-vue. Les collègues du jeune designer d’espace connaissent son engagement et le couvrent. Lorsqu’il a un rendez-vous professionnel, son patron fait croire aux clients qu’il est malade. Sauf qu’eux aussi avaient entendu son arrestation à la radio. C’est une des particularités d’Act Up : le choix d’une médiatisation importante, avec les risques que cela représente.
La pharmacie Kléber recouverte de faux-sang
Act Up militait aussi pour l’accès des personnes toxicomanes à des seringues stériles (des toxicomanes étant contaminés par le VIH à cause de seringues usagées). L’attitude des pharmacies est scrutée. Depuis 1987, un décret autorise à nouveau la vente à l’unité de seringues. Des pharmaciens s’y opposaient en les vendant « seulement par 12 voire même par carton » selon Daniel Fromm, ce qui est plus cher. D’autres stigmatisent les usagers.
C’était le cas à l’époque de la pharmacie Kléber, rue du 22-Novembre, selon Daniel Fromm qui précise que l’enseigne appliquait « des prix exorbitants pour les seringues » et refusait « de vendre des médicaments aux usagers de drogues ». Les militants d’Act Up-Alsace ayant appris ces pratiques, ils décident de s’y rendre de 5 avril 1995. Ils y apposent des affiches et jettent du faux-sang sur la vitrine.
Cette solidarité avec les personnes toxicomanes s’inscrit dans la philosophie « actupienne » : il faut faire coalition et joindre les combats. Daniel Fromm confie :
« Quand j’ai démarré Act Up, je ne m’attendais pas à ce que ça ouvre sur autant de domaines : droit des femmes, des migrants, des prisonniers, rapports Nord-Sud… D’ailleurs, quand tu es chez Act Up, tu es ce que tu défends. Tu acceptes qu’on te perçoive tour à tour toxico, prostituée, homo ou séropo ».
Homophobie et polémique à la cathédrale
Mais avant tout, Act Up-Alsace s’inscrit dans la lignée des luttes LGBTI. Les militants d’Act Up étaient essentiellement issus de la communauté homosexuelle, frappée en première ligne par le SIDA. C’est ainsi que la communauté se réunit autour du triangle rose, symbole de la déportation des homosexuels par les nazis, retourné pointe vers le haut, « pour marquer la fierté ».
L’un des derniers coups d’éclat d’Act Up à Strasbourg, peut-être le plus médiatisé, est une réaction aux déclarations homophobes de Léon-Arthur Elchinger. L’ancien évêque de Strasbourg publie une tribune dans les DNA où il s’oppose à l’union civile et attaque frontalement les homosexuels. L’association Etudiants gays et lesbiennes de Strasbourg (Egales) demande une rencontre. Il répond que leur « seule demande prouve la déstructuration des esprits qui a gagné les jeunes en France ».
Act Up-Alsace et Egales s’associent alors pour protester et organiser une action dans la cathédrale de Strasbourg le 27 octobre 1996. Ils interrompent une messe et s’emparent du micro pour dénoncer les propos de l’évêque. Selon Daniel Fromm, les réactions des prêtres et des fidèles furent vives :
« Ils se sont déchaînés. Il y a une militante qui s’est faite porter du chœur de la cathédrale jusqu’à la sortie par des fidèles. Elle a été jetée sur des barrières et des gens criaient : “t’as qu’à crever salope !”. »
L‘AFP immortalise sur une photo un prêtre en train de frapper un militant d’Act Up-Alsace à coups de corbeille de quête. Le procès qui suit cette affaire sera d’autant plus médiatisé qu’on y invoque le droit local, hérité du code pénal allemand de 1871, et qui protège les atteintes aux libertés religieuses. Selon Daniel Fromm, l’audience est présidée par un juge « ultra-catho » qui cite la Bible en interrompant la plaidoirie de l’avocat d’Act Up :
« Alors que notre avocat expliquait les raisons de notre action, la juge prend la parole et dit “Maître, il y a une phrase de la Bible que je connais pas cœur, Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable. Ils seront punis, leur sang retombera sur eux”… »
Les cinq militants seront condamnés à une amende individuelle de 4 000 francs (env 610€).
Arrivée des trithérapies et déclin du militantisme
En avril 1996, on annonce enfin la mise sur le marché des premières trithérapies. Les antiprotéases suscitent un grand espoir depuis les premiers résultats en 1993. Cette victoire médicale signe la fin des « années Act Up ». Daniel Fromm se met en retrait, il est émotionnellement fatigué. Il quitte la présidence au début de l’année 1997 et l’association ne survivra pas beaucoup plus longtemps en Alsace. Ailleurs aussi, les actions se font plus rares. L’arrivée des trithérapies font « qu’il n’y a plus ce sentiment d’urgence », selon lui.
Daniel Fromm est dévasté par les effets secondaires de son traitement, très lourds lors des premières années de commercialisation. Il faut prendre 18 comprimés par jour à des heures précises. Il faut supporter des diarrhées constantes. Il faut gérer les tremblements tout en dessinant des esquisses… Face à cette difficulté, il revendique le droit d’arrêter le traitement quelques jours par mois :
« Je passais mes journées à me comporter en malade dans le but de ne pas être malade ! »
Les années suivantes, l’ancien président n’arrête pas tout de suite de militer. Il s’engage en faveur des personnes mal logées au sein d’Action Logement puis il rejoint No Border, un réseau transnational revendiquant la liberté de circulation à travers les frontières. Pendant longtemps, il perpétue aussi les cérémonies pour les « oubliés de l’Histoire ». Ces manifestations initiées pendant les années Act Up s’inscrivent en marge des cérémonies officielles d’hommage aux déportés de la Seconde guerre mondiale. Ils y déposent des gerbes de fleur en hommage aux déportés homosexuels, tziganes ou témoins de Jéhovah.
Des gens enragés mais plus engagés
Aujourd’hui, Daniel Fromm a arrêté toute forme d’engagement radical :
« Il y a cette peur de ne pas contrôler la colère, de devenir violent. Ce sont des réactions assez naturelles quand on te tire au sol ou qu’on te crache dessus ».
L’homme, redevenu simple citoyen, concède qu’il y aurait encore aujourd’hui beaucoup de raisons de s’engager. Par rapport à la lutte contre le SIDA, il remarquait récemment le personnel soignant d’une clinique dentaire inscrire « VIH » en gros et en rouge sur son dossier, comme un symbole stigmatisant. L’accès à l’information et à la prévention reste limité : « les capotes par exemple, c’est super cher ! Par ta condition sociale finalement tu te protèges ou pas. »
D’une manière générale, Daniel Fromm dénonce un puritanisme et une homophobie toujours diffus dans la société. Y a-t-il des organisations qui se battent contre tout ça ? Non, selon lui. « Il y a toujours des gens enragés, prêts à réagir » mais rien qui ne structure cette colère comme Act Up avait pu le faire. Il aimerait maintenant transmettre aux personnes qui voudraient « changer les choses » tout ce qu’il a appris durant ses années d’activisme.
Pour le moment il doit composer avec un syndrome un peu spécial, celui des HIV long time survivors. Ces personnes séropositives de longue date qui, très jeunes, ont vécu les premières années de la pandémie avec l’idée de mort imminente. Face aux conséquences psychologiques que cela engendre, Daniel Fromm, comme d’autres survivants, doit encore faire « le deuil du deuil ».
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