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« Des caravanes aux pavillons » : un livre rare sur la sédentarisation des gens du voyage

L’association Lupovino, en partenariat avec la photographe Jeannette Gregori et l’artiste Django Ettori, publie l’ouvrage : « Des caravanes aux pavillons ». Un des rares écrits sur la communauté du voyage. Entre ses pages, à l’esthétique travaillée, il retrace la mue du quartier du Polygone. Et plus particulièrement, la mémoire des familles de la rue de l’Aéropostale, à Strasbourg.

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Rue de l’Aéropostale, les pavillons se suivent, les uns à côté des autres. Tous semblables. Tous clôturés. Rue des violonistes, des accordéonistes, des luthiers, des harpistes, etc. Elles quadrillent le quartier qui mène jusqu’au local de Lupovino. Implantée depuis 1995, et née de la volonté de bénévoles et d’habitants de l’ancien terrain vague de donner une voix au Polygone, l’association est à l’origine de la publication de ce recueil de témoignages.

Marie Amalfitano revient sur la création de l’association :

« Lupovino est née d’une nécessité. Les familles avaient été oubliées sur le terrain, et entourées d’un vocabulaire extrêmement péjoratif. Il a fallu plus de dix ans pour régler les problèmes liés à l’électricité et à l’eau. Nous avons développé l’association, effectué la médiation avec la Ville de Strasbourg. En 2000, elle le déclare insalubre. Après pas mal de hauts et de bas, les travaux ont finalement pu débuter en 2008, en gardant les familles sur place. »

Un livre pour se souvenir

En parallèle de leur activité associative (soutien scolaire, activités, etc), quelques membres de Lupovino ont donc décidé de se lancer dans l’édition. Projet qui aura mis quatre ans à voir le jour. Ses auteurs, proches des familles du quartier, ont pris soin de les tenir au courant, à chaque étape, des modifications apportées à la maquette. Marie Amalfitano, ancienne directrice de Lupovino aujourd’hui retraitée, et Eric Faure, ancien directeur de l’école primaire du quartier, font partie des fondateurs de l’association et sont donc porteurs de ce projet de livre. Jeannette Gregori et Django Ettori, artistes, respectivement photographe primée (notamment en photojournalisme) et peintre, y ont par la suite été associés. L’écrit est pour la communauté tsigane une barrière. Leur tradition, essentiellement orale, fait de l’ouvrage une rareté.

Alors justement, pour garder une trace, pour les générations futures, pour ne pas oublier, cet ouvrage a vu le jour. Les photographies de Jeannette Gregori, les témoignages recueillis par Marie Amalfitano et Eric Faure, et les portraits dessinés au peigne par Django Ettori s’entrelacent pour donner une voix au Polygone. D’autant qu’une grande nostalgie persiste. Dans l’un des pavillons, en bordure de rue, Koiros, fait partie des premiers membres de Lupovino. Il réside sur le terrain avec sa famille depuis les années 70 et témoigne de la mue du quartier :

« Notre terrain était propre, pas insalubre, nous avions notre maison, notre organisation avec nos caravanes. Et même un four à pizza ! L’espace était ouvert, pas contraint comme maintenant. Le livre est beau, on le trouve bien, et il montre comment c’était. Il explique aussi pourquoi il y a cette nostalgie et les problèmes posés par les changements. » 

Koiros a participé à la naissance de Lupovino. Il est l’un des témoins interrogés dans le livre Des caravanes aux pavillons.
Koiros, habitant du Polygone, tient le livre contenant son témoignage sur la mue du quartier : « Des caravanes aux pavillons », publié par l’association Lupovino (photo MD / Rue89 Strasbourg / cc).

La photographe strasbourgeoise Jeannette Gregori, dont les œuvres illustrent les témoignages, souhaite que son travail soit utile à la communauté Tsigane. Elle travaille de longue date avec celle-ci et connaît les problématiques qui leurs sont propres.

« La raison d’être de ce livre, c’est de laisser des traces mémorielles, c’est un pan de la culture tsigane important qui s’est effondré avec leur habitat. Qui se souviendra de ce quartier si singulier, riche de par sa culture, sa tradition du voyage, ses valeurs? Ce livre est là pour nous le rappeler.  » 

Jeannette Gregori, photographe spécialiste de la communauté tsigane.
Waou, habitant du Polygone, témoigne également dans l’ouvrage. Le voici devant son abri de jardin, monté de ses mains, avant les pavillons (photographie Jeannette Gregori / cc).

Outre l’aspect mémoriel, Eric Faure espère que l’ouvrage aura un effet bénéfique sur le quartier :

 « Le livre existe aussi pour que le quartier s’ouvre, que des artistes aient envie d’y venir, que le vocabulaire autour de ses habitants évolue. Nous souhaitons combattre les préjugés. Il faut que les gens du Polygone puissent faire la paix avec leur vie d’avant, et s’approprier leur nouvel environnement »

Eric Faure, ancien directeur de l’école primaire du quartier et membre fondateur de Lupovino a participé au recueil des témoignages et à la confection de l’ouvrage.

Inadapté aux besoins de ses habitants, le nouveau Polygone doit évoluer

Un environnement achevé en 2017 qui ne satisfait toujours pas la population à laquelle il était destiné. L’organisation architecturale des lieux, pensée en carrés pavillonnaires, ne correspond pas au mode de vie de la communauté du voyage et freine son fonctionnement social. Le livre met en lumière cet aspect, et le dénonce.

« La route est très passante et donc dangereuse pour les enfants, qui ne peuvent pas jouer dehors comme avant. Et avec toutes ces clôtures, il n’y a aucun lieu où nous réunir. »

Koiros
Des caravanes aux pavillons – Lupovino – Auparavant terrain vague et sans barrières, adapté aux mouvements des caravanes qui rythmaient la vie des familles, le Polygone est aujourd’hui une succession de pavillons identiques, sans âme (photo MD / Rue89 Strasbourg / cc).

L’aspect familial de l’organisation de cette communauté est également très fort. En fonction des affinités et des moments de vie, les résidents déplacent en effet leur caravane : d’un mariage à une dispute, les familles se rapprochent ou s’évitent au gré des évènements. La rigidité des pavillons casse cette dynamique. Marie Amalfitano faisait partie de la médiation avec la Ville lors de l’élaboration du plan d’urbanisation :

« On a essayé d’être au plus proche de leurs attentes… mais avec ce quadrillage en rue ce n’était pas évident. La difficulté, c’est que même si ces familles se côtoient depuis des années, elles étaient mobiles. À partir du moment où elles sont rentrées dans une maison, elles se sentent coincées. »

Marie Amalfitano

Un manifeste contre l’oubli

« Des caravanes aux pavillons » se classe dans la catégorie des Beaux Livres. Néanmoins, il ne se résume pas à son visuel. Lutter contre les préjugés, et ne pas oublier les habitants : le Polygone use de sa voix et en fait une œuvre politique engagée. D’autant que la transformation du terrain, présentée dans l’ouvrage, était déjà intervenue après plus de 30 ans d’occupation des lieux. Il s’agit donc de ne pas répéter les mêmes erreurs. Sa vocation est de rappeler au bon souvenir de l’Eurométropole un quartier mis de côté depuis trop longtemps. Pour que trente années d’oubli supplémentaires ne viennent pas fragiliser un peu plus les familles de la rue de l’Aéropostale.

Des caravanes aux pavillons – Lupovino – Les témoignages se succèdent, et permettent d’appréhender au mieux la réalité et le quotidien de ces familles (photo MD / Rue89 Strasbourg / cc).

Après un peu plus de quatre années de vie dans leurs nouvelles maisons, les habitants du quartier continuent de constater l’apparition de malfaçons. Celles-ci ne sont prises en considération que tardivement par le bailleur : chauffe-eau en panne pendant six mois, sol de cuisine inondé durant une année entière avant une intervention… Éric Faure souhaite une prise de conscience de la Ville :

« Je compte sur la tradition humaniste de Strasbourg, pour que les problèmes structurels soient réglés ».

Eric Faure

Jeannette Gregori, qui a discuté avec les familles à l’occasion de la sortie du livre, exprime un engagement plus marqué :

« Un plus grand suivi mériterait d’être assuré au niveau des maisons. Il y a une nécessité de réaménager un environnement naturel (parcs, végétation) et des terrains de jeux pour les enfants. J’espère que « Des caravanes aux pavillons » interpellera la Ville de Strasbourg, afin que ces familles ne soient ni stigmatisées, ni oubliées. » 

Jeannette Gregori

Ce livre, condensé de souvenirs, est une façon de faire tomber les barrières de la stigmatisation. Il appelle aussi l’Eurométropole et la Ville à ne pas en faire des laissés-pour-compte. Marie Amalfitano, Jeannette Gregori, Éric Faure, et Django Ettori invitent le lecteur à participer au quotidien des familles, au-delà du mythe ou des préjugés sur ces communautés du voyage.


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