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« Les Bruits du Temps » au FRAC Alsace ou comment faire résonner les archives

Jusqu’au 19 janvier 2020, l’artiste autrichien Arno Gisinger transforme la salle d’exposition du FRAC Alsace en un laboratoire artistique expérimental qui met en dialogue la sismologie, la photographie et la musique.

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Un concert à ciel ouvert a inauguré l’exposition « Les Bruits du Temps » au FRAC Alsace le 11 octobre à Sélestat. Entre l’Ill et la façade vitrée du bâtiment, la classe d’électroacoustique du Centre de Formation de Musiciens Intervenants a conçu une composition musicale bien particulière : balles de ping pong, panneaux routiers, tuyaux et autres matériaux ordinaires étaient détournés pour créer des sons rythmiques et étonnants. Le concert se poursuivait à l’intérieur de la salle d’exposition, vidée pour l’occasion, avec des instruments plus « classiques » (guitare, piano, violon) qui faisaient vibrer, voire trembler le sol et l’air. 

Entre art et sismologie

Ce concert est le fruit d’une longue résidence artistique d’Arno Gisinger à l’Université de Strasbourg depuis 2018, intitulée « Montrer l’invisible : photographie et sciences de la terre ». Elle visait à rapprocher la science de la sismologie à la riche histoire de la ville et la pratique de l’artiste plasticien. En effet, la capitale alsacienne est pionnière en matière de sismologie.

Fondé au tout début du XXe siècle, l’Institut de sismologie strasbourgeois a joué un rôle clé dans la naissance de la sismologie moderne. On y a mis au point les premiers instruments capables d’enregistrer des séismes à grande distance. Depuis un siècle, la station de sismologie enregistre 24 heures sur 24 l’activité sismique de toute la France métropolitaine et des zones frontalières. De vastes archives scientifiques en résultent, composées notamment de photographies sur plaque de verre conservées à l’École et Observatoire des Sciences de la Terre. Arno Gisinger y a puisé l’inspiration et les sources pour concevoir « Les Bruits du Temps ».

Fortement intéressé par l’écriture de l’histoire et le statut des images photographiques, il interroge les « images » sismologiques des archives. Il met en évidence le rôle crucial joué par la photographie dans le développement de cette nouvelle science à la fin du XIXe siècle.

Vue de l’espace central de l’exposition « Les Bruits du Temps » (Photo : Célia Turmes)

S’immerger dans la musique et la science

Pour mettre en résonance la vision artistique de Gisinger et les sources scientifiques de l’Université, le bâtiment du FRAC Alsace a été transformé en laboratoire à expériences multiples, réactivant les archives visuelles sismographiques. Une installation sonore est diffusée dans l’ensemble de l’espace d’exposition. Organisés par Thierry Blondeau et ses étudiants du CFMI, des sons d’intensités variées sont diffusés à travers des haut-parleurs placés discrètement au milieu de la salle. Ces sons rappellent les ondes émises de mouvements sismiques tout en se mêlant aux bruits des visiteurs. Musique et science forment un véritable environnement sonore dans lequel le public est immergé.

Les sons font également écho à l’installation centrale de l’exposition : l’espace est dominé par un sismogramme agrandi 25 fois sur du papier peint, à l’échelle du mur convexe. Ceci change profondément la conception du document scientifique. Enregistré les 11 et 12 août 1944, ce sismogramme historique témoigne du bombardement de Strasbourg lors de la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est plus le « bruit » des mouvements de la terre qui est enregistré, mais le tumulte de l’Histoire. En proposant une représentation à la fois concrète et abstraite de l’événement, l’artiste transforme la perception d’un bombardement dont on ne connaît souvent que les photographies de l’après.

Vue de l’extérieur : Les photographies sur le vie de Marc Bloch sont visibles des deux côtés du bâtiment (Photo : Célia Turmes)

Entre sismologie et Histoire

Gisinger interroge non seulement la commémoration de l’événement historique, mais aussi la mémoire des figures clés strasbourgeoises. Visibles de l’extérieur et de l’intérieur, six photographies en noir et blanc accrochées sur les vitres du FRAC reprennent des lieux emblématiques parcourus par l’historien Marc Bloch. Le Palais Universitaire et son domicile sont représentés en surimpression. Deux images sont superposées sur le même film photographique. Floues et instables, elles rappellent les vibrations de tremblements de terre.

La référence à Marc Bloch n’est pas anodine : l’historien, professeur à l’Université de Strasbourg, a co-fondé l’Ecole des Annales, à l’initiative d’une approche transdisciplinaire de l’Histoire. C’est également toute la particularité de cette exposition qui articule différents média et disciplines pour rendre visible l’invisible. L’image, le son, le document et la vidéo s’allient pour créer une expérience hétérogène.

Réalisé en collaboration avec le plasticien et cinéaste Nicolas Bailleul, le court métrage « République » est diffusé dans une boite noire. Série de plans fixes accompagnés de la voix off de contributeurs du projet, celui-ci retrace le processus de création et de conception de l’exposition dans une démarche tout aussi narrative que scientifique. La première image du film montre un sismogramme sur un écran d’ordinateur : la traduction visuelle du séisme à Fukushima en 2011. L’événement est discuté de manière rétrospective, entre recherche et archive sismologiques,  ainsi que les œuvres exposées. Particulièrement didactique, la vidéo clarifie et enrichit le propos de l’exposition en développant son contexte historique et scientifique.

« Donner de la matière à l’immatériel »

En définitive, « Les Bruits du temps » questionne le monde en rendant visible l’invisible : des archives que l’on ne voit que rarement, dont on ne connaît même pas l’existence. Qui savait que le bombardement de Strasbourg en 1944 avait été enregistré par un sismogramme ? Ainsi mises en scène, les archives sont confrontées à des pratiques contemporaines : le passé et le présent se rencontrent, entre le sismogramme géant accroché au mur et l’installation sonore disséminée dans l’espace.

Ce dialogue réactive des moments passés, figés dans le temps, pour les retravailler et en renouveler le sens. Cette démarche est familière chez Gisinger, qui associe son attrait d’artiste pour l’Histoire et une démarche scientifique. L’archive est l’un de ses objets de prédilection, comme en témoigne son article « Reproduire les œuvres, activer les archives, Kulturbolschewistische Bilder et les tableaux disparus de la Kunsthalle de Mannheim » publié en 2018[1] ou encore l’installation Nouvelles histoires de fantômes de 2014réalisée en collaboration avec Georges Didi-Huberman au Palais de Tokyo à Paris.

Pratique récurrente en art contemporain depuis le milieu des années 80, le recours à l’archive est non seulement un outil de mémoire mais également un instrument de dénonciation. Signal (2004) de Christian Boltanski en est un exemple fameux : l’œuvre reprend des reproductions en couleur datant de la Seconde Guerre mondiale tirées de la revue de propagande nazie du même nom. Visant à décontextualiser et recontextualiser l’archive, l’installation juxtapose en diptyque les clichés de guerre et de divertissement, mettant à nu les stratégies douteuses de la propagande nazie.


Vue sur le court-métrage « République » : présenté dans une black box, on y voit les ondes sismiques du tremblement de terre à Fukushima. (Photo : Célia Turmes)

L’exposition du Frac Alsace mobilise la subtilité et l’ambivalence du document historique. Pour autant, le public reste quelque peu sur sa faim : les sources archivistiques de l’artiste, particulièrement riches et diversifiées, avaient largement le potentiel de nourrir une réflexion plus approfondie. On relève un manque de fil conducteur entre les objets exposés, à l’exemple de la juxtaposition des photographies liées à Marc Bloch et du grand sismogramme au mur. Leurs rapports demeureraient incertains sans les explications données plus loin dans le court métrage.

En sismologie, le « bruit » décrit le temps enregistré sur un sismogramme quand aucun tremblement de terre ne se produit, voire les heures sans incident. Dans l’exposition « Les Bruits du Temps » au FRAC Alsace, ces moments de silence sont complétés de matières sonores et photographiques. Elles apportent de nouvelles visions sur des disciplines en les croisant, tout en confrontant le passé au présent, en faisant trembler notre rapport au monde.


[1] Arno Gisinger, « Reproduire les oeuvres, activer les archives. L’exposition Kulturbolschewistische Bilder et les tableaux disparus de la Kunsthalle de Mannheim », Transbordeur. Photographie histoire société (« Photographie et exposition »), Paris, Macula, no 2, 2018, pp. 148-157


#Frac Alsace

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