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Directeur du Maillon, Bernard Fleury contre les « épiciers » de la culture

Bernard Fleury a dirigé le Théâtre du Maillon pendant treize ans, et laisse à la nouvelle direction une place confortable : un nouveau théâtre en perspective et des salles qui ne désemplissent pas. Il a même pris le temps de concocter une dernière saison électrique, à l’image de toutes celles qui ont précédé. Rencontre avec un futur retraité du spectacle vivant, ou presque.

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Un spectacle d’acrobates finlandais pour se mettre la tête à l’envers au Maillon pour la saison 2015-2016 : « Super Sunday » (photo Petter Hellman)

Bernard Fleury a une marotte lorsqu’il parle de spectacle vivant : l’économie de la création artistique. C’est amusant quand on sait que lui-même veut sortir de « cette mentalité d’épicier dans laquelle le milieu de la culture est tombé dans les dix dernières années ». C’est de façon aussi frontale qu’évidente qu’il aborde donc ce sujet avant même la première question, faisant part des difficultés entraînées par les coupes budgétaires :

« On construit une saison avec des partenaires qui apprennent au dernier moment qu’on leur a coupé les vivres, comme à Chambéry. Ce trou économique dans la tournée de la compagnie, il faut bien le compenser. On doit donc aller prendre en charge un trou qui n’est pas de notre responsabilité. C’est un vrai problème. Voilà la façon très désordonnée dans laquelle les financements de théâtre locaux sont gérés. Cela explique aussi pourquoi le Ministère de la Culture est opposé à ces retraits subits de subventions : c’est parce qu’ils ont des conséquences sur l’économie globale du spectacle vivant. »

« L »important, c’est que tout le monde partage les pertes »

Il est vrai aussi que la situation n’a pas toujours été de tout repos entre le Maillon et la Ville de Strasbourg en terme de négociations budgétaires, et que le ton a pu monter parfois. La construction du nouveau théâtre, qui doit ouvrir ses portes en 2018, et ses moyens futurs ont fait l’objet de nombreuses controverses. Il semble cependant qu’aujourd’hui Bernard Fleury se satisfasse des annonces de la municipalité en terme d’égalité de traitement et de clarté de positionnement :

« Disons que le fait que les subventions ne sont pas ré-actualisées (par la Ville de Strasbourg chaque année ndlr) est une perte réelle de moyens, puisqu’il y a l’inflation des produits, des salaires, etc. Mais à partir du moment où on dit clairement à tout le monde que l’engagement de la Ville, c’est de garder les subventions à l’égal de ce qu’elles étaient l’année dernière, tout le monde sait qu’il y a une perte, mais cette perte est partagée, ce qui est important. La collectivité demande certes à tout le monde de se serrer la ceinture, mais ce n’est pas rédhibitoire. Suite à cette position claire de la Ville, le ministère s’est engagé à faire de même. Pour les trois ans qui viennent, chacun sait comment il peut planifier son travail. »

Bernard Fleury (photo Alexandre Schlub)

« Il va falloir réduire la voilure »

« Il va falloir réduire la voilure, la question est de savoir si cette réduction va porter sur le fonctionnement, les accueils ou les coproductions. Il y a des économies qui peuvent être recherchées dans le fonctionnement. Mais il est vrai aussi qu’on cherche déjà depuis des années à réduire ces dépenses. Nous avons un problème certain à résoudre, mais c’est loin d’être aussi catastrophique qu’ailleurs. De nombreux théâtres en France ont vu, de but en blanc, leurs subventions réduites, les uns de 5%, d’autres de 30%. »

Le Maillon, dont le travail est déjà bien étendu au niveau transfrontalier et ouvert sur la création européenne et internationale semble aussi être à l’abri de grandes remises en question dans le cadre de la réforme de la grande région.

Le spectacle hyper technique de la compagnie anglaise Gandini Juggling, « CLØWNS & QUEENS » (Photo Ludovic des Cognet)

Une place de choix dans la grande région, un grand projet à poursuivre

C’est en tout cas l’avis de Bernard Fleury, qui affirme que le Maillon a un positionnement aussi unique qu’idéal pour s’adapter à ce nouveau territoire.

« Notre réputation est nationale et internationale. Nous sommes extrêmement engagés dans des réseaux européens et dans des relations avec des artistes étrangers. Le nouveau lieu qui est en train d’être fait pour le Maillon est très particulier, c’est une « black box » créée notamment pour accueillir la scène contemporaine, et c’est un lieu unique sur toute la grande région. »

Si l’on ne sait pas encore le nom du successeur de Bernard Fleury, qui devrait prendre ses fonctions entre cet été et la rentrée, il est néanmoins clair que celui-ci sera recruté aussi en fonction de ses qualités de réformateur. Nul doute que ce profil ne sera pas simple à trouver, même si quatre candidats, deux femmes et deux hommes, sont déjà short-listés, sans que leur identités n’aient été communiquées.

Le spectacle argentin « Cineastas » , au Maillon pour la saison 2015-2016 (Photo Bea Borgers)

« La réputation du Maillon n’est plus à faire »

Bernard Fleury se dit satisfait de ses 13 années à la tête du Maillon. Le taux de remplissage oscillait la saison dernière entre 93 et 98 %. Mais les capacités de répétition posent problème :

« La réputation du Maillon n’est plus à faire, dans l’immédiat. (rires) Il faut donc s’appuyer dessus pour aller de l’avant et continuer à travailler. Ce qui est embêtant c’est que nous n’avons qu’une grande salle, puisque nous avons un peu perdu appui sur le Théâtre d’Hautepierre. On a besoin de ce lieu pour faire de la création, pour la longueur du travail de répétition exigée par la création, comme on le fait par exemple à la rentrée avec les Migrateurs et Nacho Flores. Mais on y a beaucoup moins accès qu’avant. On ne sait pas bien comment le lieu est géré. On ne comprend pas bien comment tout ça se goupille. Il faudrait qu’on puisse déterminer avec la Ville des créneaux a priori, et ça ça n’est pas fait. Il est difficile dans ces conditions de planifier correctement le travail. »

Entre danse et musique, Allemagne et Côte d’Ivoire, « Not Punk, Pololo » (Photo Knut Klaßen)

La saison 2015 – 2016 entre inclinations usuelles et nouvelles

Le Maillon est depuis longtemps déjà un lieu de rendez-vous annuel pour un certain nombre d’artistes, comme Romeo Castellucci, tg STAN ou Angélica Liddell. Si certains s’en plaignent et accusent la programmation de redondance, il semble que les spectateurs qui remplissent à chaque saison les salles approuvent ces choix. Bernard Fleury, loin de s’en excuser, revendique au contraire l’accueil de compagnies partenaires et de spectacles « de répertoire », comme c’est le cas pour La mélancolie des dragons de Philippe Quesnes, ou I apologize de Gisèle Vienne, qui n’avaient pas encore été joués au Maillon :

« Nous ne thématisons pas les saisons car on travaille souvent avec les artistes, en coproduction, un ou deux ans à l’avance, parfois même trois. Cela voudrait dire qu’il faudrait élaborer une saison autour des coproductions, sous prétexte qu’elles tourneraient autour des mêmes thèmes. Ce serait un peu idiot. Nous préférons l’éclat et les contrastes. Et je crois que les spectateurs du Maillon sont vraiment intéressés par cette grande diversité de formes, qui sont toujours des aventures nouvelles. »

Nouvelles ou très anciennes… On pense aussi à Orestie… une comédie organique ? de Romeo Castellucci, spectacle créé en 1995 et accueilli, pour la première représentation de Castellucci en France, au Maillon par la jeune directrice de l’époque, Nadia Derrar.

« Ce serait bien que Nadia Derrar revienne à cette occasion. Ce serait une façon de boucler la boucle avec Romeo Castellucci, qui a toujours été accueilli dans nos murs depuis, et coproduit aussi. »

« La Cerisaie » des tg STAN à la rentrée au Maillon (Photo Koen Broos)

2015-2016 : le corps à l’honneur

La programmation de la saison 2015-2016, en ligne depuis le 18 juin sur site du Maillon et ouverte à la billetterie à partir du 1er juillet, est aussi éclectique qu’internationale, mais elle a un point central qui saute aux yeux : un focus sur le corps humain, ses mystères, sa plastique, son élasticité et tout ce qu’on peut en faire. Des Ballets C de la B au Corps de Ballet de Marseille, de More than naked (avec le Kulturbüro de Offenbourg) à The Ventriloquists Convention (accueilli au TJP), les corps sont à l’honneur.

Macho Dancer, spectacle philippin qui va chercher du côté d’une pole dance très mélange des genres, se heurte aux Clameurs de l’arène de Salia Sanou, spectacle éminemment mâle autour de la lutte, sport et plan de carrière en Afrique, et à Le Sorelle Macaluso, par la metteuse en scène parlermitaine Emma Dante qui a conquit le Festival d’Avignon avec ses sœurs festives, nues, mortes et vivantes.

« Le Sorelle Macaluso » spectacle très palermitain (Photo Carmine Maringola)

Il s’agit là de ne pas oublier aussi deux spectacles de danse accueillis en collaboration avec Pôle Sud, It’s going to get worse and worse and worse, my friend et Your majesties : deux performances explorant l’a-corporation du discours politique, offrant à voir le décalage entre la rhétorique politique et celle de la gestuelle.

Du théâtre et des jeunes

On prend les mêmes et on recommence : oui mais pas tout à fait, comme le prouve l’accueil de La Cerisaie de Tchekhov revue part tg STAN avec plein de jeunes acteurs. C’est aussi le cas de la série américaine des New York Express II :

« Nous accueillons un retour de New York Express, ce travail que nous avions entamé autour de la jeune création américaine il y a deux ans. C’est donc New York Express II. Yesterday Tomorrow travaille autour d’une mécanique d’algorithme dans la musique populaire. La création européenne vient d’avoir lieu au Festival de Hollande. Ensuite il y a Andrew Schneider qui fait un travail d’acteur et surtout de technicien, très autonome, avec un spectacle, Youarenowhere, qui joue constamment sur la confusion du lieu et du temps. On retrouve un troisième spectacle de cette série au mois de mai, Relative collider, qui est un spectacle de danse franco-américain. Ce qui est remarquable avec les jeunes américains actuellement, c’est qu’ils ont un travail sur la forme extrêmement technique, très élaboré. Ce n’est pas compliqué, mais c’est très différent de ce qu’on a l’habitude de voir. Il n’y a pas de narration, il n’y a que des impressions. »

En résidence à Hautepierre, « Tesseract » avec le Maillon et les Migrateurs (Photo Andrea Macchia)

Un message avant de partir aux acteurs culturels strasbourgeois

Quand on lui demande ce qu’il souhaiterait adresser comme message aux acteurs de la vie culturelle strasbourgeoise et aux spectateurs de Strasbourg, voici ce que Bernard Fleury répond :

« En France, on a une situation exceptionnelle de soutien à la culture, qui est un patrimoine, et à l’art, qui se renouvelle constamment. Nous avons l’équivalent de ce qui est pratiqué en Allemagne : nous sommes les deux seuls pays en Europe à atteindre ce niveau. Les choses se sont effondrées en Espagne, en Grèce et en Italie, et elles ont été cassées en Hollande et en Hongrie. Il faut donc penser à soutenir ce service public. C’est un devoir de citoyen, mais qui incombe aussi aux artistes eux-mêmes, qui doivent défendre l’art en tant que tel et pas forcément leur boutique. Les réformes, et en particulier celle de la grande région, supposent de re-déployer. Il faut donc que les acteurs de la région se dynamisent, voient ce qui se passe à l’étranger, trouvent des partenaires en Europe. »

Voyager jusqu’au Chili, avec « Children of Nowhere » (Photo Elisabeth Woronoff)

« Tout le monde n’en sortira pas vainqueur »

Quand on argumente que justement en temps de crise il est encore plus difficile de ne pas se comporter en « épicier » de la production culturelle, Bernard Fleury surenchérit :

« C’est difficile parce que ça veut dire des disparitions pleines et entières de certaines structures au profit de reconstructions de structures nouvelles. Mais on s’en rend bien compte : aujourd’hui quelqu’un qui démarre a l’horizon bouché par des gens qui ne l’ont pas débouché. Il y a un problème de circulation qui ne se fait pas. Il faut qu’on change la façon dont on travaille en France depuis les années 70. Il faut redonner de la respiration à ce système. J’ai quelques idées mais bien sur je n’ai pas de solutions toutes faites à ce sujet. Mais ça ne peut se faire que dans le dialogue, et c’est un dialogue dont tout le monde ne sortira pas vainqueur. C’est très clair. »

Bernard Fleury, en chantier permanent ? (Photo Marie Bohner)

Alors, prêt pour la retraite, Bernard Fleury ? Pas si sûr. Il se verrait bien participer à ce repositionnement des politiques culturelles et artistiques, mais de plus loin, avec la distance et le calme des anciens. Apparemment l’homme n’est pas prêt à jeter l’éponge, et ne rechigne pas non plus à donner des coups de pieds dans la fourmilière. Voyons-voir ce qui en sortira. En attendant, on a toujours le fourmillement éclectique de sa nouvelle, -et dernière-, saison.

Aller plus loin

Sur l’agenda de Rue89 Strasbourg : toute la programmation du Maillon.


#Bernard Fleury

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