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Bars de nuit à Strasbourg : l’offre est là, la clientèle ne suit pas

« Ville endormie » ou « ville trop bruyante » : on connaît les sempiternels reproches adressés au monde de la nuit à Strasbourg. Pour certains patrons des établissements de nuit, cet apparent paradoxe relève d’un particularisme strasbourgeois. Points de vue à l’intérieur de la profession.

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Le créneau de nuit peut générer jusqu’à 70% du chiffre d’affaires d’un bar (Photo Space Ritual / Flickr / CC)


Si Strasbourg a – à tort ou à raison – une réputation indécrottable de « ville endormie », les problèmes de nuisances sonores posent au moins autant de soucis aux patrons de bars que cette mauvaise réputation. Un paradoxe ? Pas si sûr, d’autant plus que cela ne se départit pas de certains enjeux économiques.

Ne pas confondre offre et animation nocturne

Quand on demande à Jacques Chomentowski, propriétaire du Coco Lobo, vice-président au plan national de L’Umih (Union des métiers des industries hôtelières) section Cben (cafés, brasseries et établissements de nuit) et vice-président du groupement des restaurateurs et des hôteliers délégué aux débits de boisson dans le Bas-Rhin, si Strasbourg est une « ville endormie », il s’agace un peu :

« Contre ça, je ne peux pas faire grand-chose. Les autorisations tardives concernent environ 80 établissements. Pour une ville intra-muros de 250 000 habitants, c’est beaucoup. Trouvez-moi une ville comparable en France pour le même nombre d’habitants… »

Une comparaison, Jacques Chomentowski en fait justement une avec Lyon. La ville aurait « 210 ouvertures tardives », soit « deux fois et demie plus que Strasbourg » mais pour une population « bien plus que deux fois et demie supérieure à Strasbourg » [1].

Les étudiants, clientèle insuffisante

Problème : l’offre, ce n’est pas le dynamisme. Sur ce point, Jacques Chomentowski concède que ses clients lui font remonter un manque d’activité à Strasbourg. Des établissements qui ont l’autorisation de fermer à 4 heures baissent même le rideau bien avant. L’explication ? Si le weekend tout le monde travaille, le nerf de la guerre, c’est en semaine. Et de ce point de vue, les étudiants semblent être la seule manne financière fiable pour le monde de la nuit, contrairement aux actifs installés. Cette seule clientèle n’est pas toujours suffisante :

« La problématique, c’est que les entrepreneurs ne sont pas complètement idiots. On est quelques-uns à avoir essayé de mettre en place des établissements chics, un peu lounge, etc. Aujourd’hui, quelqu’un qui ouvre un établissement en France doit avoir un retour sur investissement rapide et va dans une tranche de marché qui bouge. Or, ceux qui sortent toute la semaine, ce sont les jeunes. Dès que vous êtes en couple et qu’ensuite vous avez un enfant, vous sortez une semaine sur deux, puis une semaine sur quatre. Et avec la pression fiscale actuelle sur les ménages, même si on est dans une région un peu épargnée, une fois toutes les six semaines se transforme en une fois toutes les dix ou douze semaines. C’est une tranche de marché dans laquelle il est difficile d’investir. »

L’entrepreneur poursuit :

« Quelqu’un qui ouvre un établissement de nuit avec des intentions tournées vers une clientèle active, vous allez remarquer qu’il essaie pendant trois ou six mois, puis il voit que financièrement il ne peut plus attendre et change de cible. Ce n’est pas péjoratif, c’est la réalité économique. Pour le Coco Lobo, je dois accepter de ne pas être plein tous les weekends pour être au service de ce segment là [les actifs entre 25 et 50 ans, ndlr]. Si vous me mettez le challenge de remplir le Coco Lobo tous les weekends, en trois mois, je le fais, mais avec un autre produit et une autre clientèle. Et ça fera un autre endroit en moins pour les actifs. »

Un propos corroboré par Joseph Thomas, co-gérant, propriétaire de Jeannette et les Cycleux et par ailleurs représentant des établissements des bars de nuit de la charte pour la qualité de la vie nocturne, qui cite son propre cas :

« Tout le monde rêve de trentenaires ou de quarantenaires, aisés, mais on travaille avec les étudiants parce que ce sont eux qui viennent chez nous. »

A Strasbourg, les quadras installés ne sortent pas

Ce profil du client strasbourgeois, Franck Meunier (groupe FHB : Les Aviateurs, L’Atlantico, le Barco Latino, etc.) le contraste un peu. Estimant être « représentatif » du paysage strasbourgeois avec ses divers établissements, il perçoit sa clientèle comme étant composée à 50% d’étudiants, 40% de salariés et 10% de parlementaires. Quoiqu’il en soit, la conclusion est la même, ajoutant par ailleurs que Strasbourg, ville de province, ne peut pas se développer sur des secteurs de niche :

« Aujourd’hui on parle de Strasbourg comme une capitale européenne, mais quand on compare avec Paris, Lyon ou même Bordeaux ou Nantes, ce n’est pas le même dynamisme. Moi j’aime bien comparer avec Lille, parce que c’est aussi une ville du Nord, proche d’une frontière. Vous allez là-bas, vous revenez et vous avez tout de suite compris la différence. D’abord c’est une ville un peu plus grande, mais la demande n’est pas la même. À Strasbourg, ce n’est pas qu’il n’y a pas d’offre, c’est qu’il n’y a pas de demande ! »

Bref, si l’offre n’a rien à envier à d’autres villes, Strasbourg demeure bien calme.

Les patrons de bars se plient à la politique anti-bruit

« C’est dingue qu’une ville aussi calme fasse autant de bruit » ironise le patron du Fat Black Pussy Cat et du Phonographe, Alexandre Bureau, qui s’est depuis longtemps rendu compte « de cette contradiction ». Pourtant, pour Alexandre Bureau, les patrons de bar « montrent patte blanche » et se plient volontiers « à une politique sur le bruit qui est assez drastique ».

De nombreuses mesures ont été mises en place pour rassurer les riverains et lutter contre le bruit, comme la charte pour la qualité de la vie nocturne avec 56 signataires, une campagne de sensibilisation de la ville contre le bruit (avec des affiches, des médiateurs, des porteurs et même la police), ou encore l’arrêté anti-alcool, que de nombreux patrons de bar (mais pas tous) soutiennent, alors qu’ils se plaignent généralement de l’addition des contraintes, sans oublier l’application précoce des limiteurs.

Du coup, quand Franck Meunier explique que « les riverains appellent la police pour trois décibels d’émergence », on fait forcément attention. Joseph Thomas, en première ligne sur l’entente avec les riverains, a quand même dû faire quelques concessions :

« Moi, c’est par rapport aux gens qui habitent dans l’immeuble. Quand on a acheté le bar on a fait une étude phonique, on a eu des prescriptions, on a fait des travaux qui nous ont permis d’avoir un certain seuil de décibels. Quand on l’a pris, il était vide. Puis au-dessus, cela a été vendu puis racheté et les propriétaires se plaignaient du bruit que faisait le bar. Du coup, j’ai réalisé des travaux et j’ai arrêté les concerts. »

Du bruit ? C’est relatif

Pour autant, le problème du bruit n’a pas disparu à Strasbourg. Parmi les explications, l’une retient particulièrement l’attention, en ce sens qu’elle explique le paradoxe strasbourgeois. Jacques Chomentowski échafaude une théorie :

« On a fait de Strasbourg une ville entièrement piétonne. Cela a fait descendre le bruit à un seuil spectaculairement bas. Forcément, la tolérance au bruit devient compliquée. Strasbourg est une ville à la tranquillité impressionnante, on doit être à 40 ou 45 décibels la nuit. Dès qu’un groupe passe, même en parlant normalement, on entend que lui. »

Un propos repris et complété par Franck Meunier :

« Comme on a abaissé le niveau sonore moyen de la ville, les gens sont moins tolérants. Vous prenez une artère très bruyante comme l’avenue des Vosges, finalement les gens ne se plaignent pas du bruit, soit parce qu’ils y sont habitués, soit parce qu’ils ont fait des travaux pour ne pas être gênés. »

Le patron de FHB fait même une proposition qui risque de faire grincer des dents :

« Je pense qu’il faut plus de zones piétonnes, mais revoir leurs horaires. On devrait les ouvrir à la circulation à 20 heures pour remonter progressivement le niveau sonore et ça permettrait de créer des places de stationnement. »

À cela, s’ajoute la géographie particulière de Strasbourg, qui ne concentre aucun lieu dédié à la nuit, à dessein.

La nuit, un enjeu économique capital

On s’étonnera du zèle avec lequel les patrons de bars font l’éloge de la municipalité malgré les restrictions, et à quel point ils sont prêts à faire des efforts contre le bruit dans une ville qui… ne fait pas de bruit. Sans qu’on puisse l’attester de façon factuelle, le « fort dégel » des autorisations de nuit, une vingtaine en cinq ans, pour une totalité de 75 à 80 établissements, pourraient peser dans la balance. Alexandre Bureau rapporte :

« Si vous vous arrêtez à une heure du matin, vous n’allez pas faire grand-chose. C’est donc effectivement primordial pour tout ce qui est bar dansant, discothèque et établissement à vocation de nuit. Faut pas se leurrer, c’est un gain essentiel. De minuit et demi, dans le meilleur des cas, jusqu’à 4 heures du matin, c’est 70% de votre chiffre d’affaires tout confondu. »

Un patron de bar qui préfère rester anonyme, propriétaire de quatre bars, deux fermant à 1h30 et deux à 4h, offre une vision désenchantée :

« Ce créneau est important dans des périodes comme maintenant où c’est dur et où l’on ne veut pas licencier tout le monde. Fermer à quatre heures du matin permet de réaliser un chiffre d’affaires pour maintenir ces emplois. Chez moi, c’est 4000€ de chiffre d’affaires [par mois, ndlr], soit à peu près un employé payé 1400€ plus les charges. »

Pour ce patron, pour survivre à Strasbourg quand on n’a pas « les reins solides » (en clair, ne pas appartenir à un groupe), il faut soit une terrasse, soit une autorisation d’ouverture tardive pour joindre les deux bouts :

« Place du Marché Gayot, c’est la terrasse qui fait votre chiffre d’affaires, donc l’autorisation d’ouvrir à quatre heures vous n’en avez rien à faire. Mais dès que vous êtes en périphérie, comme personne ne boit un café dans un caveau au milieu de l’après-midi, vous avez intérêt à ouvrir jusqu’à 4 heures. »

Pour ouvrir jusqu’à 4h, entre 5000 et 20 000€ de frais

Avoir une autorisation d’ouverture tardive, c’est un investissement. Et quand la situation économique d’un bar est déjà fragile, ce n’est pas toujours évident. Une étude phonique et la mise en place d’un limiteur, un appareil permettant de stopper la musique dès qu’un seuil de décibels est dépassé, coûte entre 5000 et 8000€, selon l’établissement. Pour le patron anonyme, cela a été 6000€. Trop quand il faut faire en plus des travaux avec un bénéfice net en recul depuis six ans, pour un chiffre d’affaires constant ou en légère augmentation :

« Déjà, l’étude d’impact phonique, des gens viennent et vous facturent 3000€, c’est du racket en France. Un limiteur, c’est un appareil qui coûte 3000€. Entre-temps, il faut faire des travaux et ça monte rapidement à des 15 ou 20 000€ ».

Et si d’un côté des patrons de bars expliquent que « si vous prouvez que vous faites des efforts dans le sens de la législation et du bien être dans les lieux communs » l’ouverture tardive finira par arriver, le patron anonyme adopte un ton dissonant : « J’ai des potes qui ont des bars à Strasbourg, ils ont attendu un an pour avoir l’autorisation de 4 heures du matin alors qu’ils avaient fait tous les travaux. Pour eux, cette ouverture était une question de survie ». Et elle n’est pas venue.

[1] Après vérifications, Lyon compterait 200 bars à ouverture tardives et 25 discothèques. Rapporté au nombre d’habitants intra-muros (environ 270 000 pour Strasbourg et 480 000 pour Lyon), la population lyonnaise n’est pas « largement deux fois supérieure ». Néanmoins, compte tenu de l’air urbaine lyonnaise, beaucoup plus grande (presque 500 000 pour la CUS contre près de 2 millions pour Lyon), on peut néanmoins estimer que l’offre strasbourgeoise est supérieure (ou équivalente avec la plus grande des sévérités) sur le seul plan comptable.

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