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Bande de filles, ou comment être femme, noire, belle et impertinente à l’écran

Après Tomboy le film-événement qui a provoqué tant d’émotions et de débats, Céline Sciamma récidive dans sa façon unique de dire et de faire parler là où justement tous les autres préfèrent se taire. Avec Bande de filles elle fait le pari de remplir l’écran et l’essentiel de son film par un collectif encore trop ignoré du cinéma français : les actrices noires.

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Un destin solitaire, des amitiés exceptionnelles (Photo Paramont Distribution)

En suivant le chemin tout à fait classique des difficultés du passage à l’age adulte face à l’autorité sociale et familiale, Céline Sciamma perce les codes et les contraintes propres à la vie des banlieues quand on est femme. Elle s’attache aussi à rendre compte de tous les obstacles à surmonter quand les origines d’une personne lui rappellent encore trop souvent que la place qui lui est assignée est avant tout liée aux traditions qui la précèdent.

C’est dans ce contexte que la réalisatrice braque sa caméra avec une finesse et une sensibilité inouïe sur Marienne (Karidja Touré, fabuleuse), à l’heure où elle décide d’échapper à une trajectoire déjà tracée grâce au soutien indispensable de sa bande de copines.

Un film dont la beauté tient à la précision de chaque détail

Dès l’introduction du film, on perçoit la place que prendra la construction des images et de chaque plan afin de répondre de l’objectif fondamental du film : donner une représentation juste, intime et sensible de ce qui se cache derrière ces visages qui n’ont jamais été portés à l’écran. En effet, un travelling horizontal montre une à une ces filles en tenue de football américain, donc en partie cachées, mais on voit déjà qu’elles sont noires, et surtout débordantes d’énergie. Elles sont filmées dans un mouvement qui magnifie la puissance de leurs corps, et on les devine heureuses dans ce moment que la bande originale de Para One inonde de musique.

Certains ont dit de Céline Sciamma qu’elle avait fait du Kéchiche en mode académique et glacé, d’autres ont affirmé qu’elle dépassait de loin son réalisme deux fois primé à Cannes par la virtuosité de son cinéma. Autrement dit, personne n’est resté indifférent à la façon particulière dont ses images interpellent le spectateur. J’ai été émue par  la précision et l’intensité de ses plans rapprochés, j’ai admiré ses cadrages particuliers et  tout l’art qu’elle avait mis à réaliser son pari : montrer le Girl Power en Black Power comme une réalité proche et signifiante. J’ai surtout noté combien sa mise en scène n’était pas seulement observatrice : elle s’engage, elle accompagne, elle reste profondément empathique avec tous ses personnages, à chaque instant.

La bande annonce

Black is beautiful

J’ai vu et j’ai ressenti comment Céline Sciamma parvient à nous faire rentrer dans l’intime de Marienne et dans les enjeux qui sont porteurs (ou destructeurs) pour ces jeunes femmes que l’on croise dans la rue, que l’on entend rire bruyamment dans le métro, que l’on voit danser en boite de nuit, mais que l’on n’avait jamais montrées au cinéma. Ce qui frappe particulièrement dans la représentation de ces adolescentes débordantes de vie, c’est qu’elles ne sont pas mélangées à d’autres filles dans un universalisme rassurant qui s’établit en diktat politiquement correct : c’est parce que tout le monde a droit à sa place qu’elles sont montrées. Non, elles existent en elles-mêmes et pour elles-mêmes, par la force de leurs combats individuels et inscrites dans un groupe solidaire.

Il est très intéressant de noter qu’à aucun moment du film il n’est fait mention de la spécificité dont il tire sa force : la couleur de la peau, les racines africaines, le métissage, etc. On n’entend parler ni d’exclusion ni de racisme, car il ne s’agit pas de défendre une minorité victime de la société, mais bien de donner la possibilité à un groupe particulier d’affirmer positivement quelque chose de sa présence et de son mode d’être ensemble.

Les conversations sont celles de toutes les adolescentes qui cherchent la voie d’une émancipation à moindres frais, Marienne et ses amies échangent à propos de leurs robes, de leurs coiffures, des bandes rivales de la cité, d’un grand frère autoritaire ou de leur besoin d’indépendance financière, mais elles ne mentionnent jamais l’évidence mise en place par Céline Sciamma. Dans ce film (presque) tous ceux qui apparaissent à l’écran sont noirs sans que cela ne semble poser question, ni ne nécessite d’explication sur ce que cela implique et signifie en interne pour cette bande de filles françaises de la banlieue parisienne.

Une énergie positive à toute épreuve (Photo Paramount Distribution)

Des actrices qui crèvent l’écran

Les quatre actrices principales sont éblouissantes, tour à tour magnifiées dans des plans qui nous rapprochent d’elles au plus près. Elles chantent et dansent comme des déesses, mais il ne s’agit pas à ce niveau de qualité d’interprétation. Si elles subjuguent, c’est parce qu’elles confondent leur nature profondément dynamique et joueuse avec l’idée de cinéma. On perçoit très fortement comment Sciamma dirige ses actrices de façon à ce que l’on ne ressente plus la frontière entre la réalité et sa représentation. Elle cherche plus à capter une énergie qu’une interprétation. Tout est authentique, et même quand « elles jouent à jouer », à faire les meufs, les grandes, les libérées, elles sont plus vraies que nature.

Le lien très particulier qui se tisse avec le spectateur se fait sur ce mode. Il est au cinéma, mais il participe également d’une réalité qu’il découvre dans un déploiement du récit dont l’intensité ne laisse aucun répit. L’évolution du personnage principal y est pour beaucoup. Marienne très effacée au début du film, apparaît progressivement comme s’affirmant au cœur de la bande qui l’a prise sous son aile et devient celle qui initie les tournants que prennent les évènements. C’est cette transformation qui nous implique, nous participons du suspens lié à son devenir : on s’investit pour comprendre les ressorts de son comportement, on souffre pour elle, on est comme invités en permanence à la soutenir et à l’aider. Et c’est ce qui nous arrive immanquablement.

Mais où sont les hommes ?

Sous ses airs de chronique d’émancipation assez classique, Bande de filles brandit aussi un parti pris sans compromis envers les hommes. Ils sont absents (comme le père de l’héroïne), ou lâches, brutaux, souvent stupides ou égoïstes, confinés dans une caricature qui ne leur fait aucun crédit. Ils jouent un rôle iconique, ils sont des figures qui servent le propos, bien davantage que des personnages qui participent du récit. Céline Sciamma fait évoluer ses actrices dans un cadre positivement misandre mais ne se revendique jamais d’un féminisme sous sa forme politique. Elle est tout simplement du côté des femmes pour se faire le témoin de leur condition et des souffrances qu’elles affrontent quotidiennement.

Mais il y a dans ce choix encore une dimension à noter. En mettant les hommes du mauvais côté de la force, elle évite de les désigner comme directement responsables de la façon dont ils sont tyranniques ou dominateurs. Le film interroge plus globalement l’idée de domination elle-même, et ce même à l’intérieur de la bande de filles complices et solidaires…

Refaire le monde, seule ou en bande de filles (Photo Paramount Distribution)

Vers un monde meilleur

Même si le dernier quart du film patine un peu, on joue le jeu de toute la bande et on finit par accepter de s’y intégrer, à notre façon. On tremble pour Marienne, mais surtout on espère pour elle « qu’elle s’en sortira ». Elle a déjà dit non à tant de propositions de salut qui lui suggéraient en réalité de s’enfermer dans sa condition, que le but n’est plus très loin. Fragile et forte à la fois, son combat déroute et étonne de force et courage. Marienne et ses amies sont noires, le film le montre mais ne le mentionne jamais. Cette histoire raconte avant tout le devenir-femme de ces filles joyeuses et impertinentes que la couleur pourrait déjà enfermer, qui font le choix de l’indépendance et de la liberté de répondre d’un désir propre.

En portant exclusivement à l’écran une population minoritaire en France, Celine Sciamma encourait forcément le risque de la stigmatiser. Mais les deux heures d’immersion dans le monde de ces filles, dans leurs vies, et au cœur de leurs secrets, auront le dernier mot de ce pari incomparable.

Effectivement, faire de la place pour répondre d’une absence, s’acharner à assurer une représentation manquante dans le paysage cinématographique, peut aussi être perçu comme une façon de pointer la différence de ces filles, tout en leur assignant une place définitive et des stigmates de comportement liés à leurs origines. Mais à l’instar de ce qui avait à la fois tant plu et tellement dérangé dans TomBoy, il y a dans le courage de cette réalisatrice surdouée une force capable d’ébranler la bêtise, les préjugés, et toutes les formes d’assignations forcées.

Bande de Filles est programmé à Strasbourg aux cinémas Star et UGC Ciné-Cité.


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