Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

« En cours, on a l’impression qu’Auschwitz c’est un truc de fou, et on y était »

Avec d’autres adolescents alsaciens, une classe de Terminale du lycée Marcel-Rudloff de Strasbourg a visité le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne. Pendant une journée, les jeunes ont arpenté les lieux du crime nazi, avec révolte et dégoût parfois, perplexité et intérêt, toujours. Reportage.

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Lycéens alsaciens en visite à Auschwitz – mercredi 16 mars 2016 (Photo Pascal Bastien)

1. Le départ

Il est 5 heures du matin. La nuit recouvre encore le quartier de l’Observatoire, à Strasbourg. « Elle ne s’est pas réveillée ? » interroge, goguenard, Antoine Strobel-Dahan, rédacteur en chef de la revue juive Tenou’a. Le journaliste, lui aussi du voyage, vient de garer sa voiture devant l’immeuble où vit Valentine Michon, professeure d’histoire-géographie au lycée Marcel-Rudloff.

La minute suivante, la jeune femme est dehors, bonnet vissé sur la tête, cachant ses longs cheveux, chaussures de marche aux pieds, veste coupe-vent sur le dos. À la surprise d’Antoine, elle traîne une grande valise rouge à roulettes. « Mais on part pour la journée, qu’est-ce que tu as mis là-dedans ? » La prof’ s’esclaffe : « Rien ! C’est pour passer les boissons des élèves dans la soute ! Il y en a qui ont peur de se dessécher dans la journée… »

L’Alsace envoie 4 à 5 classes chaque année depuis 2007

L’avion doit décoller de Strasbourg-Entzheim à 7h30, mais les 137 lycéens alsaciens et leurs professeurs sont convoqués à 5h30. Deux heures d’attente, pour faire face aux retards, aux comptages, à l’embarquement au compte-goutte. Ce matin, Valentine emmène 30 de ses élèves de Terminale ES, sur les 34 que compte sa classe, à Auschwitz-Birkenau.

Les adolescents travaillent depuis le début de l’année scolaire sur ce projet, pour lequel Valentine Michon a déposé un dossier auprès d’une commission tripartite, composée de représentants de la Région, qui finance l’opération à hauteur de 50 000€, le Rectorat de l’académie de Strasbourg, qui en fixe le contexte pédagogique, et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, basée à Paris, en charge du contenu et de la logistique du déplacement.

Les équipes du Mémorial de la Shoah accompagnent des groupes toute l’année à Auschwitz-Birkenau. Outre les « voyages du dimanche », avec des particuliers, elles encadrent une quinzaine d’excursions avec des lycéens de sept régions de France – l’Alsace envoie 4 à 5 classes chaque année depuis 2007.

Valentine Michon accompagne une classe à Auschwitz pour la seconde fois – à droite, sa collègue Sonia Chadi (Photo Pascal Bastien)

« Si on commence l’année en disant qu’on va parler du génocide juif… »

Au café, avant de monter dans l’avion, Valentine Michon, entourée de ses collègues professeures d’Allemand, Sonia Chadi, et de philosophie, Florence Martinis, explique :

« En Terminale, on commence le programme d’histoire par un chapitre sur “les mémoires”. On a le choix entre la guerre d’Algérie et la Seconde Guerre mondiale. Je choisis toujours la Seconde Guerre mondiale parce que c’est plus facile pour les élèves. Ils ont plus de prérequis.

[En revanche,] si on commence l’année en disant qu’on va parler du génocide juif, les jeunes soufflent, disent qu’ils ont déjà vu ça au collège. Alors on rentre par d’autres portes : la stigmatisation d’une partie de la population, les témoignages de juifs alsaciens, une rencontre avec un rescapé. C’est ce qu’on a fait il y a trois semaines à Paris. »

Et maintenant, Auschwitz, le gros morceau. « Pour certains, c’est aussi le premier vol, alors que d’autres sont déjà allés trois fois à New York », remarque Valentine. La classe est hétérogène, entre les ados des villages périurbains et ceux des quartiers ouest de Strasbourg. Qu’importe leur origine sociale, « aucun élève n’est en rejet » du thème de l’holocauste, assure la prof’. Tous sont impatients ou anxieux de découvrir l’endroit où ont été déportés 1,3 million de personnes, opposants politiques polonais ou condamnés de droit commun allemands entre 1940 et 1942 et juifs de toute l’Europe jusqu’en 1944.

Une heure de car est nécessaire pour rejoindre Auschwitz, au départ de Cracovie (Photo Pascal Bastien)

À 9h45, l’avion atterrit à Cracovie, dans le sud de la Pologne. Une navette, puis un car, et des éléments de contexte donnés au micro par une historienne du cru, pendant l’heure de trajet entre l’aéroport et le camp, situé à proximité de la ville d’Oswięcim, germanisée en Auschwitz lors de l’annexion allemande de la Pologne en septembre 1939.

« Vous fumez votre dernière cigarette avant la Judenrampe« 

Inquiétude des élèves : « madame, quand est-ce qu’on va pouvoir fumer ? » « On va passer 4 heures sans fumer ? » « Est-ce qu’on peut acheter des cigarettes au duty free ? » Valentine s’en amuse. Alexandre Doulut, historien et accompagnateur pour le Mémorial de la Shoah, est plus brutal :

« Vous allez dans un camp de concentration. Vous ne pouvez ni manger, ni fumer, ni boire jusqu’à 14 heures [pendant environ 3 heures]. Le lieu est sanctuarisé. On est très à cheval sur le comportement à Auschwitz, on attend de vous que vous soyez exemplaires. Pas de coup de fil, pas de texto… En sortant du car, vous fumez votre dernière cigarette avant la Judenrampe. À l’entrée de Birkenau, vous passez aux toilettes. Attention, il n’y en a pas partout ! »

Le laïus de cadrage ne parvient pas à casser la bonne humeur d’être ensemble en voyage scolaire. Le soleil brille, les rires fusent : « Je ne peux pas m’empêcher de rigoler », glisse une élève à sa copine. « Ben, on peut, mais à petite dose, ok », la rassure son amie.

Après que l’historienne a brossé l’histoire des juifs de Pologne à des élèves globalement attentifs, Valentine donne quelques éléments à ses collègues sur les deux types de camps que le groupe s’apprête à découvrir : la visite va d’abord mener les participants sur le site Auschwitz II – Birkenau, construit au début des années 1940, avec une partie concentrationnaire de 300 baraquements et une partie réservée à l’assassinat de masse, avec les chambres à gaz (détruites).

L’après-midi, le groupe se rendra à Auschwitz I, le site originel situé à trois kilomètres, où le public circule entre et dans les blocks transformés en musée. La prof’ prévient :

« Il y a deux ans, quand je suis venue avec des lycéens, deux filles sont tombées dans les pommes, pendant qu’un groupe de cinq garçons pouffaient de rire devant un four crématoire, en raison d’un gros craquage ! »

2. Arrivée à Auschwitz II (Birkenau)

Descente des cars devant la Judenrampe, cette gare de triage en pleine campagne où les déportés débarquaient de toute l’Europe, assoiffés et épuisés, avant d’être battus et séparés des leurs, puis emmenés pour les uns vers la « zone de quarantaine », où l’on survivait quelques jours ou quelques semaines, et pour les autres directement vers la mort.

Les wagons à bestiaux, pour témoigner des conditions de transport des déportés jusqu’en Pologne (Photo Pascal Bastien)
L’entrée du camp d’Auschwitz II – Birkenau (Photo Pascal Bastien)

Devant des wagons à bestiaux d’époque, témoins du type de transport dans lequel, par exemple, les juifs de France passaient trois épouvantables journées à traverser l’Europe, les adolescents sont rassemblés en petits groupes, autour d’une guide locale. C’est Dorota Kuczynska qui se présente aux Terminales de Marcel-Rudloff. Guide à Auschwitz depuis 18 ans, elle frappe fort dès le début, refroidissant illico le groupe de garçons, dont l’un est rabroué sans en comprendre la raison. Dorota démarre :

« Ce matin, vous allez visiter le lieu du crime. Sous vos pieds, il y a encore des cendres et des ossements humains. J’attends beaucoup de respect… »

« La majorité des gens déportés ici y sont restés moins de temps que vous »

Avec un accent traînant, mais dans un français maîtrisé, Dorota embraie sur les raisons du choix d’Auschwitz par les nazis, les divers modes opératoires de la « solution finale à la question juive », le silence terrorisé de la population polonaise alentours. Un accompagnateur complète :

« Notre difficulté, c’est de vous faire comprendre que la majorité des gens déportés ici y sont restés moins de temps que vous aujourd’hui. Vous avez cinq, six heures pour découvrir les lieux. Des centaines de milliers de personnes, elles, ne sont restés là que deux ou trois heures. Le temps d’être triées, de se déshabiller pour passer “à la douche”, comme on le leur faisait croire, puis d’être gazées. »

Malaise sur le chemin du camp : des constructions neuves, maisons proprettes avec balançoires et trampoline dans le jardin ont vue sur les wagons de la Judenrampe. « J’pourrais pas », lance un jeune à ses copains, qui opinent du chef.

Et puis vient Birkenau et ses baraquements en bois. « Pourquoi il n’y plus les lits ? », demande un jeune à Dorota. « Parce que des gens sont montés dedans pour voir si c’était confortable, se sont pris en selfie allongés et qu’ils sont très abîmés », répond la guide, sans un sourire.

A Birkenau, il ne reste que quelques dizaine des 300 baraquements en bois du camp (Photo Pascal Bastien)
Dorota (à gauche) présente les baraquements de quarantaine, avec des trous en guise de latrines (Photo Pascal Bastien)

« Le voyage serait un gadget si ça ne s’inscrivait pas dans un projet au long cours »

Sur le chemin qui mène à l’emplacement des chambres à gaz, détruites par les nazis au moment de leur fuite, les ados sont détendus, on profiterait presque de la promenade. Seul l’inspecteur de l’Education nationale, qui suit le groupe, semble en introspection. Il confie :

« Je viens tous les ans depuis 5 ans. Et là, je ne voulais vraiment pas venir. Chaque année, je rentre plus abîmé que la fois précédente… [Pour les ados] le voyage serait un gadget si ça ne s’inscrivait pas dans un projet au long cours. C’est une étape, pas une balade. Plus tard dans l’année, il y aura une restitution de ce travail, pour toucher un public plus large. »

Devant les ruines des chambres à gaz, certains jeunes sont scotchés, d’autres décrochent, se mettent en retrait. Dorota tente de conserver l’attention de son public, qui, après plus de deux heures de marche et d’attention, commence à en avoir plein les pattes :

« Ici, on faisait se déshabiller les personnes dehors. Il y avait des femmes, des enfants. Pour ces femmes juives, religieuses, être nues dans ces conditions, c’était inimaginable. Une petite mort. À l’intérieur, les gens mourraient en 15-20 minutes, c’était lent. Ils vomissaient, saignaient par tous les orifices. Il faut imaginer ce que racontent les rescapés : le bruit, l’odeur, les cris, les pleurs… »

Des supports photographiques permettent de se représenter l’horreur du meurtre de masse, en lisière de forêt (Photo Pascal Bastien)
Les chambres à gaz, « centre de mise à mort », détruites par les nazis à leur départ (Photo Pascal Bastien)

Plus de témoins…

Muséographie impossible et étape incompréhensible sans la connaissance des témoignages. Le lendemain, auprès de Valentine Michon, les élèves regretteront l’absence de témoins, désormais trop âgés pour expliquer sur place le vécu dans le camp, et lanceront l’idée d’intégrer dans le parcours des témoignages en vidéo.

Vers 14 heures, après une cérémonie minimale et une « minute de silence » un peu artificielle, le groupe remonte dans le car pour avaler un sandwich avant la visite du « camp source » d’Auschwitz. Les premières réactions fusent : « Le gars, il aurait pu inventer un truc pour gagner de l’argent, il a inventé un truc pour tuer tout le monde ; ça sert à rien ! » Un autre : « Tu te rends compte ? Ils ont essayé d’assurer le camp en faisant des travaux : mettre des paratonnerres, des citernes contre les incendies… C’est un truc que je savais pas ! »

La « minute de silence » après une petite cérémonie autour des « officiels » (Photo Pascal Bastien)

3. Auschwitz 1, tension dans la cohue

Vers 15 heures, l’ambiance se tend. Devant l’entrée du musée, des centaines de personnes se bousculent, et notamment un groupe de jeunes israéliennes qui suit le groupe de Marcel-Rudloff. La visite des blocks démarre. Collés les uns aux autres, des audio-guides vissés sur les oreilles pour suivre le commentaire de Dorota dans le brouhaha des nombreuses salles, la stupeur prend aux tripes à la vue des tas de cheveux, des valises amoncelées, des 40 000 paires de chaussures, des vêtements de bébés…

A Auschwitz I, base militaire devenue camp de concentration, les élèves visitent les blocks, avec le commentaire de Dorota en direct dans les oreilles (Photo Pascal Bastien)
Devant les vitrines aux milliers de paires de chaussures (Photo Pascal Bastien)
Cohue dans les salles de certains blocks, explications rapides de Dorota (Photo Pascal Bastien)
Nombre d’élèves ont remplacé le casque à audio-guide du musée par leurs écouteurs habituels (Photo Pascal Bastien)

Réaction violente, rapportée plus tard par Antoine Strobel-Dahan : « Une élève a trouvé que “c’était dégueulasse (sic) d’avoir mis ces cheveux en tas, comme les nazis, sans identité, comme si c’était pas des gens”. Cette réaction et d’autres « posent la question de ce que devient le lieu aujourd’hui », reconnaît Valentine. « Il y a une volonté de ne pas banaliser ce que les élèves voient, mais l’approche et la gestion du lieu rendent l’exercice difficile… »

« Vous restez groupés, vous me suivez, on avance… »

À cette tension du contenu, s’ajoute le rythme imposé par les contraintes horaires de l’excursion. L’avion décolle à 19h45, il faut quitter Auschwitz vers 17h. « Vous restez groupés, vous me suivez, on avance », ne cesse de répéter Dorota dans les casques, tandis que les élèves passent de bloc en blocs, glanant au passage des éléments sur leur utilisation : lieu de castration, de torture, d’expériences médicales.

Sous pression, les ados se dissipent et s’énervent, certains accompagnateurs également. Des mots agressifs entre élèves et adultes sont échangés. Un malaise physique survient : une jeune fille subit une crise de tétanie et le cortège patine.

Vers 17h, le cortège, fourbu, quitte le site (Photo Pascal Bastien)

Dans l’avion du retour, le niveau sonore est très élevé, les corps épuisés, les esprits surchauffés. À 21h25, l’appareil se pose sur le tarmac d’Entzheim et déverse son flot de voyageurs fourbus.

Longue, éprouvante, mais ô combien importante, la journée restera dans les mémoires de chacun, sans pathos, sans regret. Un élève s’exclame : « En cours, on a l’impression qu’Auschwitz c’est un truc de fou, et on y était ».


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