« À l’Elsau, le centre est fermé. Je parle pas des portes mais de l’esprit. » Jeudi 19 octobre, le marché hebdomadaire anime la rue Watteau, le cœur du quartier avec ses épiceries, son coiffeur et son petit restaurant. Interrogé sur le centre socio-culturel (CSC) à quelques pas, Ahmed (le prénom a été modifié) tourne la tête vers les jeunes hommes qui traînent toute la journée ici. Il dénonce l’inaction du CSC : « Qui fait de la médiation vers ces gamins ? Quand tu sais que le centre a un budget d’un million d’euros, t’es choqué. Tu te dis qu’ils pourraient faire plein de trucs avec cet argent. Mais en fait la gestion est mauvaise. »
Une commission des finances occulte
La veille, mercredi 18 octobre, un audit du cabinet Dunamis Conseil a été présenté au CSC de l’Elsau. Commandé par les financeurs du centre (Ville de Strasbourg, Caisse d’allocations familiales), ce rapport – que Rue89 Strasbourg a pu consulter – pointe de nombreux dysfonctionnements au sein de la structure. À l’heure où un nouveau projet social pluriannuel est en cours de préparation, le centre est sommé d’assainir sa gestion.
Le rapport commence par pointer une gestion financière problématique :
« Nous avons découvert l’existence d’une commission des finances dans le fonctionnement du centre social de l’Elsau. Cette commission n’apparaît pas dans l’organisation mise en place par l’association gestionnaire et elle n’apparaît nulle part. (…) Dans les actes, cette commission joue un rôle important et en dehors de toute légitimité. »
Pas de liste des membres de cette commission. Pas de date, ni de compte-rendu des réunions. Pascal (le prénom a été modifié), ancien membre du conseil d’administration du centre, n’est pas du tout étonné :
« Il y avait des réunions où je n’étais pas invité. J’apprenais la semaine suivante qu’il y avait eu une réunion. Mais personne ne savait ce qu’il s’y passait, ce qui avait été décidé. J’ai régulièrement posé la question de ce qui était fait avec le budget. J’obtenais toujours des réponses évasives. »
La directrice part avec 60 000 euros d’indemnités
Le cabinet Dunamis Conseil donne un exemple de décision problématique de ce cabinet de l’ombre. Après avoir pris sa retraite en décembre 2022, l’ancienne directrice du CSC Pierrette Schmitt a perçu plus de 60 000 euros d’indemnités de départ, dont plus de 32 000 euros au titre de congés non pris. Le rapport évoque un risque d’infraction aux dispositions du Code du travail :
« Les décisions “appliquées” par quelques administrateurs sans débat ni délibération du conseil d’administration nous paraissent avoir été précipitées au bénéfice de l’ancienne directrice. Nous pouvons nous questionner sur le volume des anciens droits à congés non pris, sachant que le centre de l’Elsau ferme chaque année ses portes au mois d’août en plus d’une semaine supplémentaire à l’occasion des fêtes de fin d’année. »
Après le départ de Pierrette Schmitt, une nouvelle directrice – Sophie Oberlin – a pris la tête du CSC. Mais cette dernière a rapidement quitté ses fonctions, du fait des tensions internes au centre. Contactée, Sophie Oberlin n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
Une famille omniprésente au conseil d’administration
L’étude du fonctionnement du centre socio-culturel de l’Elsau interroge aussi « de nombreux liens, souvent familiaux, entre certains administrateurs et/ou entre des administrateurs et des membres de leurs familles ». Un ancien employé du centre décrit « un salarié, dont la femme, la sœur, le frère et le cousin sont au conseil d’administration. Cela ne fait pas la moitié des voix, mais ça suffit pour diriger, parce que la majorité des administrateurs ne disent rien. Ce sont beaucoup de personnes du troisième âge. Elles suivent le mouvement. »
Les auteurs du rapport tempèrent néanmoins la gravité des faits : la composition du conseil d’administration et les liens des administrateurs avec les salariés permettent seulement d’évoquer « un risque de qualification en conflit d’intérêts ». Sollicité pour un entretien, l’éducateur du centre – actif dans le domaine du street workout – Badr Yayahoui, dont plusieurs proches sont au conseil d’administration du centre, n’a pas donné suite à notre demande.
Une organisation floue
Le cabinet Dunamis Conseil décrit également d’importantes problématiques de management. La communication interne est « axée essentiellement sur des échanges verbaux entraînant une absence de traçabilité ». Le rapport évoque aussi des « tensions entre membres de l’équipe et des clans » et un « organigramme aux évolutions multiples qui complique la lecture de la chaîne des responsabilités ».
Une intervenante du centre, qui a préféré garder l’anonymat, parle d’un centre qui « manque de cadre, comme un journal qui aurait plusieurs lignes éditoriales ». Elle évoque un coordinateur « à qui on ne laisse pas suffisamment de place » et décrit pour elle-même des conditions de travail peu optimales, avec l’accueil d’enfants dans un espace bruyant « alors qu’ils auraient besoin de calme ».
« L’ancienne directrice aurait refermé les portes du CSC »
Enfin, le rapport corrobore le sentiment d’Ahmed sur la fermeture d’esprit du centre. Les auteurs de l’audit émettent de « sérieux doutes sur l’implication passée » du centre dans « des actions d’intervention sociale et de prévention adaptées aux besoins de la population et du territoire » et sur « la concertation et la coordination avec les acteurs locaux ». Sur ce point, l’analyse de Dunamis Conseil est claire :
« Les témoignages recueillis démontrent au besoin que le centre social a bien été sollicité pour intégrer ou conduire de nouvelles actions en faveur des habitants, mais que de sa propre initiative, l’ancienne directrice aurait refermé les portes du CSC, empêchant de nombreuses contributions du centre social. »
L’ancien membre du conseil d’administration du centre confirme ce constat. Pascal explique :
« Ce qui m’a motivé à quitter le centre, c’est qu’il n’y avait plus de dynamique. Toutes les nouvelles activités proposées étaient systématiquement refusées. On nous répondait : ici c’est l’Elsau, on a toujours fait comme ça. Parfois on proposait simplement de mettre en avant toutes les associations pendant la fête de quartier. Même ce genre de propositions pouvaient essuyer un refus. »
Des figures du quartier ont quitté le centre
Pascal n’est pas le seul à avoir quitté le centre du fait d’un désaccord avec le mode de fonctionnement de l’établissement. Au cours des trois dernières années, trois salariés du CSC, des figures respectées et reconnues dans le quartier, ont démissionné. Pascal évoque tout d’abord le cas de « Momo de la cafète », parti après 30 ans d’expérience. « Il rendait énormément de services aux gens dans leurs démarches administratives, assure Pascal, mais on l’a toujours laissé à la cafétéria. Forcément, il a fini par quitter le centre. »
Azzedine Naji fait aussi partie de ces anciens éducateurs, connus de tous à l’Elsau et apprécié pour ses multiples engagements à l’attention des habitants du quartier. Il a quitté le centre en 2021. De même, Mostafa Taouil a annoncé sa démission du conseil d’administration en décembre 2022. Dans une lettre que Rue89 Strasbourg a pu consulter, cette autre figure de l’Elsau explique sa décision : « Je ne me reconnais pas dans ce fonctionnement et j’ai vraiment ce sentiment que la direction s’éloigne de son chemin rassembleur, fédérateur. » Les trois anciens salariés du centre n’ont pas voulu témoigner.
Le début d’une nouvelle ère ?
Comme l’indique l’audit, « depuis le départ en retraite de l’ancienne directrice, la situation s’est fortement détériorée en matière de ressources humaines ». Une situation liée à plusieurs facteurs listés par les auteurs du rapport :
- « L’absence de direction
- La gestion au quotidien par des administrateurs qui ne partagent pas une vision commune du centre social
- Les tensions larvées entre les salariés qui appartenaient à la garde rapprochée de l’ancienne directrice et ceux qui attendent une nouvelle gouvernance
- La présence très régulière de l’ancienne directrice dans la structure, qui n’hésiterait pas à émettre des avis voire à commenter la gestion actuelle »
À l’heure d’écrire ces lignes, un nouveau directeur est entré en fonction à la rentrée 2023. Ce dernier n’a pas souhaité nous répondre. De même, l’ancienne directrice du CSC a refusé de nous répondre tout en déplorant d’être aujourd’hui « interdite d’entrée au CSC ».
Le directeur de la Caisse d’allocations familiales du Bas-Rhin, Francis Bribois, dit espérer que « ces recommandations du cabinet soient mises en œuvre et permettent au centre de préparer dans les meilleures conditions son prochain projet social soumis à l’agrément de la CAF ». La Ville de Strasbourg n’a pas donné suite à notre demande d’interview.
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