Stanislas Nordey arrive à la tête du Théâtre National de Strasbourg (TNS) en 2014. Après une passation de pouvoirs un peu compliquée, il a finalement pris sa place en tant que directeur du seul théâtre national situé hors de Paris en expliquant qu’un homme seul ne peut pas diriger un théâtre. Il met alors en place un système « d’artistes associés » : quatre auteurs, dix comédiens et six metteurs en scène.
Cette saison marque la fin de son (premier) mandat à la tête de l’institution strasbourgeoise, et pour Lucas (le prénom a été modifié), cela n’a pas changé pas grand chose à la direction du théâtre:
« Il a raison, un homme seul ne peut pas diriger un théâtre, mais ça veut juste dire qu’ils dirigent le théâtre à plusieurs et que, par conséquent, ils se partagent la scène entre eux… On retrouve toujours les mêmes artistes, jusqu’à plusieurs fois par saison. »
Lucas est comédien, ancien élève du TNS, il avoue que la vie d’après-école a été assez amère pour lui. Il estime que le théâtre national de Strasbourg ne laisse pas assez de place aux nouveaux et qu’il existe, au sein de l’institution, un gouffre entre le discours invitant à inventer le « théâtre de demain » et une programmation sans prise de risque :
« On peut aussi dire que le TNS fait de très belles choses, comme l’Autre Saison par exemple. Mais la programmation ne permet pas de supprimer de la tête des jeunes, ceux qui sortent de l’école mais aussi des autres jeunes artistes, ceux qui sont précaires et qui n’y arrivent pas, l’idée qu’il y a une élite et qu’il y a le reste.«
Cette critique n’est pas nouvelle et dépasse largement les murs du TNS. En juillet 2015, le metteur en scène Thibaud Croisy, signait une tribune dans le Monde à ce sujet :
« L’écosystème du théâtre public fonctionne à deux vitesses : d’un côté, des artistes surreprésentés, largement co-produits, diffusés… De l’autre, des artistes moins visibles et plus précaires, éternels émergents que les opérateurs culturels concentrent dans des festivals à thème. »
Directeurs de salles, maîtres en scène
Deux ans plus tard, la critique faite au théâtre public dans son ensemble semble avoir gardé toute sa pertinence, au TNS y compris. Cette année, par exemple, sept des quinze spectacles proposés au public strasbourgeois ont été écrits et/ou mis en scène par d’actuels et d’anciens directeurs de théâtre. « Ça en dit long, » soupire Lucas.
Cette saison, on retrouve donc à la mise en scène Éric Vigner, directeur du théâtre de Lorient de 1996 à 2016, Sylvain Maurice, directeur du théâtre de Sartrouville depuis 2013, Célie Pauthe, directrice du Centre Dramatique Nationale (CDN) de Besançon depuis 2013, Arthur Nauzyciel, directeur du Théâtre National de Bretagne depuis 2017, Severine Charvrier, directrice du CDN d’Orléans depuis 2017. Enfin, Stanislas Nordey met en scène deux pièces dont l’une est l’adaptation d’un texte de Wajdi Mouawad, directeur de La Colline depuis 2017.
Pour le jeune comédien, cette situation est synonyme d’un appauvrissement de l’offre théâtrale dans les grandes salles et serait une pratique récurrente d’un système où le copinage est très présent :
« C’est comme si il y avait ce besoin de programmer des gens avec qui ça passe, avec qui on peut s’échanger des spectacles, c’est clairement ce qui c’est passé quand le TNS a accueilli pour une saison le théâtre du Rond Point. On se fait des faveurs comme ça et ça finit par monopoliser les scènes. »
« Moins de copinage que dans le cinéma »
À cette critique, Stanislas Nordey répond que s’il le pouvait, il programmerait trente-six pièces par an… Alors, pour choisir, il faut bien des critères, parfois subjectifs. Un spectacle « qui marche » doit satisfaire, à la fois, les professionnels, les critiques et le public. Pas une mince affaire :
« Pour choisir, il y a des critères, qui sont parfois des questions de goût mais il n’y a pas beaucoup de copinage, moins que dans le cinéma par exemple… Les échanges de spectacles, ça existe, oui, mais c’est horrible, ça je ne fais pas. On ne programme pas de spectacle pour faire plaisir à d’autres directeurs de théâtre. »
Une explication que Maurice (le prénom a été modifié) ne trouve pas très convaincante. Acteur, il est lui aussi passé par une grande école de théâtre qu’il a quitté il y a une dizaine d’années. Pour lui, « l’après-école » c’est plutôt bien déroulé, il joue souvent et dans de grandes salles. Cependant, lui aussi est très critique :
« Quand Stanislas Nordey invite Jean-Michel Ribes (directeur du Théâtre du Rond Point, ndlr), c’est surtout de la fidélité économique, Nordey invite Ribes parce que Ribes invite Nordey… Et ça ne veut absolument pas dire que Stanislas Nordey apprécie le travail de Jean Michel Ribes d’ailleurs.«
Programmer ce qui marche
Il y a, dans le milieu culturel, des expressions qui reviennent souvent, « rencontrer les publics » en est une assez courante. Du coup, le Théâtre National de Strasbourg se rend dans les lycées, dans les prisons, met en place des programmes de « démocratisation culturelle »… mais pour Lucas, pour que cela soit réellement efficace, il faudrait d’abord diversifier la programmation :
« Le public est toujours épargné de ces questions là, la sur-représentation des stars du théâtre, la difficile émergence, les questions économiques, tout ça… Ce n’est pas ce qu’il vient chercher au théâtre. Mais quelque part ça le concerne directement. C’est comme si tu allais au restaurant et que le patron te servait pour la quinzième fois des frites. Le TNS a la volonté d’aller à la rencontre des publics, mais ils y vont toujours avec la même chose. »
Laurane est une strasbourgeoise, amatrice de théâtre de 32 ans, youtubeuse théâtre et abonnée au TNS (mais aussi au Maillon, au TJP et au TAPS) depuis une quinzaine d’année. Laurane est aussi enceinte, alors cette année elle lève un peu le pied. Et pour cause, contrairement à d’autres pays, le théâtre s’adapte mal à la situation des jeunes parents :
« Quand j’habitais en Belgique, les théâtres proposaient une offre complète avec garde d’enfant, parking… Ça permet aux jeunes adultes de continuer d’aller au théâtre. On peut toujours réserver le soir même, c’est beaucoup plus simple. »
Pour la saison à venir, elle n’a pris d’abonnement qu’au Maillon. Pourtant, quand elle était plus jeune, elle se rêvait en comédienne, en élève du TNS et une de ses premières « claques » au théâtre, elle l’a reçu dans les salles du théâtre national, une mise en scène de Hubert Colas d’un texte de Sarah Kane. Mais c’était en 2002, ça fait très longtemps qu’elle n’en prend plus des claques. En jetant un rapide coup d’œil à la programmation, le seul spectacle qu’elle ne peut pas rater cette année c’est celui de Thomas Jolly :
« J’aimerais aller voir Thyeste, parce que Thomas Jolly c’est quand même le nom du moment. Enfin… dans les cercles théâtraux, bien sur. »
Thomas Jolly est « un nom » parce qu’il a ouvert la 72ème édition du Festival d’Avignon, dans la très prestigieuse Cour d’honneur du palais des Papes, parce qu’il a récemment fait la couverture de Télérama, parce que ses spectacles sont accueillis dans de nombreux théâtres, parce qu’il est artiste associé à plusieurs salles, dont le TNS, parce qu’il a mis en scène le spectacle de sortie de la promotion 42 du TNS…
Maurice se souvient d’une directrice d’un CDN qui expliquait qu’il lui fallait « un nom » dans sa programmation, elle a eu Thomas Jolly :
« Les spectacles qu’on retrouve partout, ce ne sont les meilleurs spectacles, ce sont les meilleurs spectacles pour remplir les salles. Les directeurs ont compris que ça fonctionnait au name-dropping, ce ne sont plus des spectacles qui remplissent les salles mais des noms. Ce qui est triste, c’est que même des directeurs de salles subventionnées réfléchissent comme des chefs d’entreprises. »
Sauf que ni Thomas Jolly ni Julien Gosselin ne naissent « papes du théâtre » explique Stanislas Nordey. Pendant des années, le premier a multiplié les petits projets, sans financement, avant d’accéder à la place qui est la sienne aujourd’hui :
« Ceux qui sont connus aujourd’hui sont tous passés par la marge et ont connu les difficultés liées à l’émergence. C’est comme dans d’autres métiers en fait… La plupart des gens qui estiment que le système est injuste, si ils étaient Thomas Jolly ou Julien Gosselin, pas sûr qu’ils diraient la même chose et qu’ils partageraient le gâteau. »
Impitoyable théâtre où les nouveaux n’ont pas droit à l’erreur
Pour le second, il est en revanche plus difficile de dire qu’il est passé par la marge puisque Stanislas Nordey l’a fait programmer au Festival d’Avignon alors qu’il était encore élève au TNB. Un pari risqué selon Stanislas Nordey, pas tellement pour lui qui l’a associé à son théâtre alors qu’il était déjà en vogue, mais plutôt pour le jeune metteur en scène :
« Julien Gosselin, c’est moi qui l’ai repéré dans un festival dans le nord, il était encore à l’école. C’était l’année ou j’étais artiste associé au festival d’Avignon, je faisais la programmation avec les directeurs. Je vois son spectacle, j’appelle les deux directeurs du festival d’Avignon et je leur dis de venir voir, je leur dis que c’est formidable et que j’aimerais bien qu’il vienne au festival. Les deux directeurs et moi on est enthousiastes, on lui propose de programmer son spectacle pour Avignon, il répond qu’il ne veut pas, que si ils le prennent pour Avignon ça sera pour un nouveau spectacle. Se dire qu’on va lui confier une nouvelle mise en scène, qu’il va être au festival, que toute la presse sera là, que si il se casse la gueule c’est foutu c’était tendu. On avait envie qu’il aille et en même temps on l’envoyait peut être au casse-pipe, c’était un vrai dilemme pour nous. Finalement, ça c’est bien passé. Si moi je rate deux spectacles, ça passe, par contre pour les jeunes, il faut réussir tout de suite, pas de seconde chance. C’est injuste… Un artiste, par définition, il doit échouer, ça le fait avancer. »
D’ailleurs ni Lucas, ni Maurice ni les autres n’auraient intérêt à se planter, même aujourd’hui, même diplômés d’une grande école, sinon il leur serait très difficile de remonter la pente, peut être même impossible. Ils décrivent un milieu impitoyable, encore plus violent pour les jeunes qui n’ont pas multiplié les grandes scènes. Or, il y a pour les jeunes artistes une contradiction violente entre la réalité d’un marché théâtral hyper concurrentiel et la demande qui leur est faite, au sein de leurs écoles d’être subversifs, neufs et toujours dans la recherche.
Pourtant, cette année, le TNS a quand même décidé de programmer une jeune metteuse en scène, tout droit sortie de l’école, Pauline Haudepin avec le spectacle Terrains Vagues. La jeune femme est cependant loin d’être une étrangère au TNS puisque l’ancienne élève a créé ce même spectacle dans les murs de l’école. Pourtant, dès la présentation de la saison, Stanislas Nordey précise que malgré la grande qualité du spectacle, en tant que directeur d’un théâtre national, ce n’est pas son rôle de programmer des nouveaux. Mais alors, qui s’en occupe ? Pas grand monde si on en croit Lucas, Maurice, et même Stanislas Nordey:
« Il n’y a jamais eu de politique allant dans le sens de l’émergence, par exemple, ça serait intéressant qu’il y ait un théâtre national dont ce soit la mission première. Une grosse baraque avec beaucoup de fric rien que pour ça. Le problème c’est que ça ne résoudrait pas grand chose, puisque de ce théâtre émergera trois stars et les autres tomberont aussi vite dans l’oubli. »
De la monopolisation des salles à la galère des jeunes troupes
S’il y a monopolisation des salles ou des financements publics par les artistes confirmés, il y a, de l’autre côté, ceux qui en pâtissent. D’abord, les jeunes troupes. Pour ceux qui sortent d’une école supérieure d’art dramatique (ESAD), la difficile sortie de l’école est adoucie par le spectacle de sortie.
Au TNS, par exemple, chaque promotion sortant de l’école monte un projet avec un « nom », un metteur en scène en vogue et se produit dans plusieurs salles à l’international et en France, notamment sur les planches du TNS. Sauf que parfois, certains spectacles de sortie ne sont pas repris les années d’après pour des raisons économiques. A la sortie d’une des 13 ESAD, les promotions ont le droit à une aide, soit le Jeune Théâtre National (JTN) pour le TNS et le Conservatoire Supérieur de Paris, soit son équivalent pour les autres écoles. Cette aide permet de payer, pendant un an, une partie des salaires des anciens élèves engagés. Lucas détaille :
« Des spectacles comme mon spectacle de sortie où il y a douze acteurs, les gens s’arrachent les cheveux. Ils se disent qu’ils ont pas l’argent pour payer tous ces gens. Il y a ce théâtre de région parisienne, où le spectacle avait été repris, tout était réglé avec la production… Puis quand ils se sont rendus compte que la promotion n’aurait plus l’aide du JTN, ils ont dit que, finalement, ça ne sera plus possible. »
Pour la saison à venir, Lucas n’a aucun projet programmé sur les planches. De sa promotion, il dit être « celui qui galère le plus. » Pourtant, il n’a pas chômé cette année… A côté de la reprise de plusieurs spectacles, avec quelques anciens camarades, ils ont remonté une pièce qu’ils avaient créée quand ils étaient étudiants. Malgré la qualité de leur travail, à en juger par les retours des programmateurs, le spectacle ne tournera pas cette année :
« On a ouvert la salle à des programmateurs, à des directeurs de salle qui nous ont dit “C’est bien, quand est-ce que vous faites le prochain ?” Ça cloue un peu, on avait envie de répondre “quand vous nous aiderez”… Ceux qui pourraient nous programmer se disent “Pour des nouveaux, ils vont nous coûter cher.” Finalement, c’est comme si ils nous disaient “c’est bien, mais revenez quand vous aurez plus de poids”. »
Du théâtre sexy pour remplir les salles
La sur-représentation des artistes confirmés impacte non seulement les jeunes artistes mais aussi le public. La critique qui est faite au TNS, alors, c’est celle de la facilité : programmer ce qui marche. Et ce qui marche c’est le « théâtre sexy » soupire Lucas :
« Comme chaque année, on n’échappera pas au spectacle sexy : filmer en direct, mettre les acteurs en bas, comme un désir refoulé de cinéma… Faudrait surtout revenir à quelque chose d’un peu plus humble. On n’a pas toujours besoin de l’écran au dessus, des micros à fond, de la musique à fond, des lumières à fond pour faire entrer le spectateur dans un univers. »
Maurice, préfère le terme « théâtre Facebook » :
« Moi j’appelle ça le théâtre Facebook, sur lequel on met des filtres, comme sur Instagram. Un peu cool, un peu pop, un peu provoc… Mais au fond, ça ne parle de plus rien. Vincent Macaigne avec sa révolte cool, on ne sait pas de quelle révolte il parle, c’est juste une exposition artistique de son moi, c’est hypocrite… Le théâtre actuel est si loin des problématiques de société qui feraient venir le public au théâtre ! Les spectacles qui parlent d’immigration, du nucléaire, d’environnement, de chômage, ils sont où ? »
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