Place de l’Île-de-France, capitale du quartier Meinau. Un après-midi de juin, on rencontre une dizaine de jeunes assis sur et autour d’un banc, canettes de Coca à la main. « Bonjour ! » Ils sont heureux de raconter la vie dans ce coin de Strasbourg où ils ont toujours vécu, eux qui se rendent rarement au centre-ville – « pour quoi faire ? Tous nos amis sont ici, au pied des tours », avance l’un d’entre eux, qui donne « Baisangour » comme prénom.
La route de la Meinau comme frontière
Ce qui frappe, vu du ciel, c’est la démarcation franche qui divise le secteur dans sa largeur. Elle porte un nom : la route de la Meinau. Côté impair, il y a les belles bâtisses et les maisons mitoyennes du nord du secteur qui jouxte le Neudorf. Côté pair, ce sont les grands ensembles qui débutent leur implantation – la partie Meinau du « quartier prioritaire de la ville (QPV) Meinau-Neuhof ».
Ici, 5,3% de la population seulement vit à moins de 500 mètres d’un arrêt de tram, contre 66,9% pour la moyenne strasbourgeoise (en 2016). « Quand on est jeune et en bonne santé, ça va : on n’est jamais à plus de vingt minutes à pied d’une station », expliquent les adolescents rencontrés. Le tram A traverse l’avenue de Colmar, qui longe le secteur et le sépare de l’industrielle Plaine des Bouchers.
Deux kilomètres, c’est aussi la distance qui sépare le point le plus au nord de la zone pavillonnaire du « quartier des villas » des barres d’immeubles de la cité Canardière au sud. Entre les deux, un revenu fiscal annuel médian deux fois inférieur au sud et un écart de 10% dans la participation au second tour des élections municipales.
Concertation ignorée pour la place Jean Macé
Pourtant, à la Meinau, on ne s’intéresse pas moins à la politique qu’ailleurs, surtout quand ça touche les habitants de près. Il y a quelques années, Jean-Luc a rédigé et diffusé une pétition destinée à réhabiliter le parvis sur lequel il habite : la place Jean Macé, capitale de la zone pavillonnaire. Plusieurs de ses voisins l’ont signée :
« En discutant par clôtures interposées, on a réussi à se mettre d’accord sur un vrai projet. Mais l’adjoint de quartier (Mathieu Cahn, NDLR) a décidé de la rénovation sans même regarder nos propositions. J’étais fâché, mais personne ne s’est mobilisé, alors que c’est quand même la place où on vit… Quand je suis allé à des réunions au sud du quartier, il y avait plus de monde, ça gueulait davantage. »
Pour lui qui travaille en tant que kinésithérapeute à domicile au Neuhof, la véhémence des habitants du sud est due à la configuration du quartier :
« Dans les grands immeubles, les gens ont tendance à discuter davantage. Alors qu’ici, aux villas, on ne se croise pas trop. En plus, il n’y a pas de cafés, tous les commerces sont dans la partie sud. Donc on n’a pas de lieu de réunion entre voisins. Et puis, au sud, les familles restent longtemps et s’approprient l’espace, parce qu’elles n’ont pas les moyens de partir… »
Les HLM heureux de Sylvette, place de l’Île-de-France
Vérification place de l’Île-de-France, carrefour central du sud de la Meinau. Les jours de marché, on y trouve Sylvette et Estella, voisines depuis la moitié de leurs vies. Chaque jeudi, elles échangent les nouvelles. Invariablement, elles évoquent l’immeuble du fils de Sylvette, à deux pas d’ici. Comme 70% des logements de la Meinau-sud, il est géré par un bailleur social – ici Ophéa, anciennement CUS Habitat :
« Un désastre. C’est mal sécurisé, alors il y a des squatteurs dans la cage d’escalier qui laissent des mégots par terre. Ça n’est jamais nettoyé. Même quand les locataires appellent, personne ne se déplace. Heureusement, à la Sibar – autre bailleur social, NDLR -, on est bien, ils sont très réactifs. »
Estella hoche la tête, approbatrice. Les locataires de la Meinau ont adressé une lettre de félicitations à la Sibar pendant le confinement. Les deux femmes ne quitteraient leur quartier pour rien au monde. « Ma mère a toujours habité ici, elle disait que c’était sa Meinau. Pour moi c’est pareil », confie la mauricienne, qui cherche un nouvel appartement dans le coin.
Les autres jours, quand la place centrale n’est pas inondée par les étals de fruits et légumes, de t-shirts de contrefaçon ou de vastes seaux d’olives au piment, on y retrouve Baisangour et les autres jeunes qui n’ont pas voulu donner leur prénom.
« On zone. On a bossé sur un chantier la semaine dernière, grâce à la Jeep – association d’aide à l’insertion qui les met en relation avec des employeurs, NDLR -, mais cette semaine ils ne nous ont rien proposé. Alors on traîne dans le coin entre potes, mais les flics nous virent tout le temps. Dans une journée, ils peuvent nous dégager de ce banc, du parking en face, ou du parc à côté. C’est le jeu du chat et de la souris. On ne dérange pourtant personne ».
Comme pour valider ses propos, une petite fille qui passe par là leur lance un joyeux « salut ! », dévoilant un grand sourire.
À l’image de 50% des plus de 15 ans non-scolarisés à la Meinau-sud, la plupart de ces jeunes n’ont pas de diplôme explique l’un d’eux :
« Mais certains ont le CACES pour conduire des chariots élévateurs, ou une autre petite formation. Moi j’ai le CFG – certificat de formation générale, généralement passé par les élèves de SEGPA en fin de 3ème, NDLR – : c’est comme le brevet, mais pour les cons ! »
Ils assurent postuler régulièrement dans des boîtes d’intérim, mais sans succès. « Personne ne veut nous embaucher ». Quand on leur demande un numéro de portable pour pouvoir les recontacter :
« Un téléphone ? On n’a pas les moyens. Moi, j’utilise des cartes prépayées. Y en a peut-être un dans le groupe qui a Snapchat, mais je sais pas où il est, là… »
La cité oubliée derrière la rue Schulmeister
Ces jeunes-là viennent en fait d’une Meinau d’un troisième type. Celle qui n’apparaît pas dans les rapports de la mairie, intégrée dans le QPV Meinau-Neuhof, mais que tous les habitants ont en tête : « la cité derrière la rue Schulmeister ». Composée uniquement de barres d’immeubles ceinturant de vastes squares mal entretenus, elle borde la place de l’Île-de-France et délimite l’extrême sud-est du quartier.
Quand les habitants du reste du QPV l’évoquent, ils ne veulent pas être associés à cette cité dans la cité. Pour Frédérique, habitante retraitée de l’avenue de Colmar, c’est « carrément une no-go zone ». Elle qui vit ici depuis 1988 ne voit de toute façon plus beaucoup de raisons de se promener dans le coin :
« Avant, il y avait beaucoup de commerces autour de la place de l’Île-de-France et vers la cité Schulmeister. On comptait une boucherie, une fromagerie, une mercerie, un marchand de laine, un fleuriste, un photographe… La plupart ont mis la clef sous la porte dans les années 2000, au fur et à mesure que le Auchan Baggersee s’agrandissait ».
Aujourd’hui, autour de la place de l’Île-de-France, il n’y a plus qu’une boulangerie, un tabac, un traiteur Frick-Lutz et une petite brasserie dont la terrasse est pleine à craquer les jours de beau temps. Autour, gravitant en orbite, les jeunes zonards de la Meinau errent de place en place, en attendant que la police les dégage. Se replier sur l’autre côté du secteur, au nord ? Ils n’y pensent pas. « On n’y connaît personne : la Meinau, c’est un quartier fracturé… »
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