Peu avant 20h, la salle polyvalente du foyer paroissial du Munsterhof, située rue des Juifs, finit de se remplir. Près de 160 personnes prennent place pour assister à un « ciné-débat » contre l’euthanasie proposé par le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) – un lobby strasbourgeois anti-avortement chrétien et conservateur– et la fondation Jérôme Lejeune, en partenariat avec les Associations Familiales Catholiques (AFC). Les spectateurs se retrouvent face à un écran de projection et à un kakemono annonçant tout de suite la couleur : « Contre l’euthanasie, rejoignez la mobilisation de la fondation Lejeune ».
La soirée, annoncée notamment via les canaux de l’AFC, n’est accessible que sur inscription. Celle-ci est indispensable pour obtenir le lieu exact du rendez-vous – une manière d’éviter les couacs. Trois mois plus tôt, des militantes féministes étaient venues manifester devant le même lieu. Le foyer paroissial accueillait alors l’association Alliance vita, qui milite contre l’avortement et le mariage homosexuel.
Un film anti-euthanasie financé par Bernard de la Villardière
Rapidement, une représentante de la fondation Jérôme Lejeune annonce le déroulé de l’événement :
« La soirée sera composée de plusieurs temps. Le premier est la projection du documentaire Tout mais pas ça – Mourir n’est pas tuer, produit par Bernard de la Villardière. Puis il y aura une table ronde lors de laquelle nos cinq invités réagiront aux propos du film. (…) Nous sommes là pour défendre la dignité humaine et rappeler que nous n’acceptons pas de relativiser la possibilité de tuer. »
Le film, présenté comme « une enquête inédite pour comprendre les enjeux et dérives de l’euthanasie », est lancé. Après une scène d’ouverture alternant les phrases chocs (« Nous allons sombrer dans la barbarie. C’est la fin de la solidarité » , « Les gens vont se sentir obligés de se faire euthanasier »), la première séquence montre pendant de longues minutes un homme en fin de vie, alité chez lui. À plusieurs reprises, des images violentes de souffrance ou de mort sont montrées. Le procédé est d’autant plus caricatural que, quelques minutes plus tard, le film dénonce la « manipulation émotionnelle » dont seraient coupables des défenseurs de l’euthanasie médiatisés, comme Line Renaud.
État des soins palliatifs, clause de conscience, avis de soignants…
Le film part du postulat que l’euthanasie est un droit dangereux pour nos sociétés. La quasi-totalité des intervenants est donc catégoriquement contre l’aide active à mourir. Les témoignages les plus pertinents sont ceux de soignants qui redoutent que les soins palliatifs, déjà mal financés, soient délaissés au profit d’une procédure d’euthanasie moins coûteuse. D’autres soignants craignent de ne pas pouvoir exercer leur clause de conscience.
Dans son avis, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a d’abord proposé, avant la légalisation de l’euthanasie, de renforcer les moyens et l’ampleur des soins palliatifs, notamment à domicile, ou l’accès à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, les trois n’étant pas contradictoires. Par ailleurs, la validation du comité médical repose également sur un encadrement très strict des cas de dépénalisation et des clauses de conscience. On peut lire dans sa décision que la demande ne pourrait être exprimée que par « une personne disposant d’une autonomie de décision au moment de la demande, de façon libre, éclairée et réitérée, analysée dans le cadre d’une procédure collégiale. »
Chiffres tronqués, parallèles avec le meurtre…
Le reportage s’attarde sur les pays étrangers qui ont légalisé cette pratique, notamment la Belgique depuis 2002. Des médecins belges réalisant des euthanasies sont filmés à deux reprises. Ils y expliquent très factuellement et brièvement le processus. Mais leur avis et leur retour d’expérience sur l’euthanasie n’est pas montré, contrairement à la dizaine d’intervenants opposés à la pratique qui ont le temps d’étayer leurs propos.
D’autre part, l’usage de chiffres est biaisé à plusieurs reprises. Le nombre de personnes souhaitant avoir recours à une euthanasie avant sa dépénalisation est comparé avec les chiffres de personnes y ayant recours aujourd’hui et au nombre de personnes habitant en Belgique. Un spectateur, pourtant sympathisant de la cause, relève lui-même : « Mettre en relation des personnes ayant recours à l’euthanasie et la population belge n’a pas beaucoup de sens, car beaucoup de personnes de pays limitrophes y viennent pour la pratiquer. »
À plusieurs reprises, les intervenants emploient des termes qui visent à choquer. L’euthanasie est ainsi comparée à l’eugénisme, une théorie notamment appliquée par le régime nazi pour aboutir à une population « supérieure » après avoir éliminé les catégories de populations « indésirables ». Les médecins pratiquant l’euthanasie sont aussi traités de « tueurs ».
Des cas très particuliers sont aussi hissés à hauteur de généralités. Pour dénoncer un usage abusif de l’euthanasie à l’étranger, le témoignage de l’auteure Angèle Lieby est sollicité. Son histoire : déclarée morte cérébralement alors qu’elle a conscience de tout ce qui l’entoure, elle finit par se rétablir. Elle présente elle-même son cas comme étant « hors du commun ». Une intervenante n’hésite pas à prévenir les gens qu’ils seront poussés vers l’euthanasie par les soignants… alors que le film présentait quelques minutes plus tôt le personnel hospitalier comme étant totalement opposé à son application.
Le député LR Patrick Hetzel et l’avocat de l’affaire Lambert en invités
À la fin de la projection, il est précisé aux spectateurs que le film est en tournée depuis début 2023. Tout le monde est encouragé à en parler autour de soi, mais aussi à financer sa diffusion, et même à organiser soi-même des projections, grâce à un « kit d’appartement ».
Rapidement, les invités montent sur scène pour échanger. Cinq hommes prennent place. Parmi eux, Élie Botbol, médecin et essayiste, Jean Paillot, avocat (notamment des parents de Vincent Lambert) et président des AFC du Bas Rhin, Thierry Petit, cancérologue, Grégor Puppinck, directeur de l’ECLJ et Patrick Hetzel, député du Bas-Rhin. Ils félicitent, chacun leur tour, ce « film édifiant ».
Thierry Petit partage sa théorie de la « pseudo compassion » :
« Les familles se cachent derrière une fausse compassion. Ils disent vouloir éviter à leurs proches de trop souffrir, alors qu’ils veulent surtout s’éviter d’être présent et de les accompagner sur la fin. Ils veulent se débarrasser de ce passage de la vie pour retourner à leur quotidien de futilité. »
Le député du Bas-Rhin Patrick Hetzel (LR), invité pour évoquer les discussions à l’Assemblée nationale, revient sur l’enjeu économique de cette pratique, moins coûteuse que l’accompagnement en fin de vie. Il dénonce le lobbyisme de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD). Mentionnant rapidement les enjeux politiques de cette dépénalisation, il déclare que les défenseurs de l’euthanasie « ne veulent pas être mis en contradiction ».
Euthanasie, IVG… un fourre-tout idéologique
Pour clôturer la rencontre, quelques minutes sont dédiées aux questions du public. La première femme à s’exprimer fait le lien entre euthanasie et avortement, en soulignant son incompréhension devant l’institutionnalisation de ce droit. La notion d’ »IVG de confort » revient à plusieurs reprises dans les échanges.
Élie Botbol s’interroge alors : « Un euro pour financer la pilule contraceptive n’est-il pas mieux employé qu’un euro mis dans les IVG ? » À croire que personne d’autre n’y avait pensé, que la pilule est une solution totalement fiable, universelle et sans effet secondaire. Inviter une personne concernée sur scène – une femme ? – aurait peut-être pu apporter une réponse.
À la fin de la rencontre, les cinq hommes sont salués, ainsi que leurs « éclairages complets et complémentaires ». La soirée se termine dans la bonne humeur, sous les applaudissements. Un cocktail est proposé aux participants. Parmi eux, Éloïse (le prénom a été modifié) :
« C’est un sujet important. Je savais déjà que j’étais contre l’euthanasie, mais maintenant, j’ai de vrais arguments pour pouvoir étayer mon avis. En parlant autour de moi, je pourrai mobiliser avec des chiffres et évoquer les dérives des autres pays. »
Avec elle, Raphaël, 36 ans. Pour lui, éviter la solitude et mieux accompagner la fin de vie sont de bonnes solutions pour ne pas avoir besoin de mettre en place l’euthanasie :
« J’ai découvert les soins palliatifs et leur fonctionnement. C’est là qu’il faut mettre plus de moyens. Ce n’est pas parce qu’on est contre l’euthanasie qu’on veut que les gens souffrent. »
« 94% des Français approuvent le recours à l’euthanasie dans des cas de souffrances extrêmes et incurables »
L’euthanasie ou l’ »aide active à mourir » est revenue dans le débat public depuis plusieurs mois. La question de sa légalisation est étudiée par le gouvernement, qui a notamment lancé une « Convention citoyenne sur la fin de vie » en décembre 2022. Celle-ci doit plancher pendant plusieurs mois sur le sujet avant de partager un avis. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) s’est par ailleurs déjà positionné en faveur d’une « aide active à mourir » si elle est strictement encadrée.
Selon une étude IFOP, demandée par l’ADMD, l’Association pour le droit à mourir dans la dignité, « 94% des Français approuvent le recours à l’euthanasie dans des cas de souffrances extrêmes et incurables ». Par ailleurs, « 89% des Français approuvent l’autorisation du recours au suicide assisté, à savoir l’ingestion d’un produit létal (mortel), en présence d’un médecin, pour mettre fin aux souffrances des malades. »
Cependant, en réaction à ces chiffres, une dizaine d’organisations de soignants, représentant, d’après eux, 800 000 professionnels, s’opposent à considérer cette pratique comme « un soin » et à la pratiquer. L’euthanasie est donc toujours un sujet de débat, avec des arguments rationnels du côté du pour ou du contre, qu’il est nécessaire de questionner en tant que société. Sans manipulation.
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