Entre 2010 et 2020, les forêts du Grand Est ont émis plus de carbone qu’elles n’en ont absorbé. C’est ce qu’expose une infographie du journal Le Monde publiée début juin et réalisée à partir des données du centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa). Une information inquiétante. Les forêts sont justement censées jouer un rôle majeur dans la stratégie nationale bas-carbone : en théorie, elles doivent capter le CO2 présent dans l’air pour en faire des tissus végétaux.
Moins d’eau, c’est moins de carbone capté
Alors comment une forêt peut-elle émettre du carbone ? Nathalie Breda, directrice de recherches à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), spécialiste du dépérissement forestier, détaille le mécanisme en jeu :
« Avec la sécheresse, pour éviter les pertes d’eau, les arbres ferment leurs stomates, qui sont des petits pores sur les feuilles. Mais c’est aussi par les stomates que rentre le CO2, pour réaliser la photosynthèse et permettre la croissance de l’arbre. Donc lorsque l’eau manque, le carbone est tout simplement moins capté par les plantes, parce qu’il n’entre plus dans les feuilles. Les arbres cessent de grandir.
Parallèlement, comme tous les tissus vivants, les végétaux respirent : ils transforment des sucres en CO2. En situation normale, les plantes font davantage de photosynthèse que de respiration. En période de sécheresse, cet équilibre bascule, les forêts font plus de respiration et émettent davantage de carbone qu’elles n’en captent. »
Les arbres qui dépérissent émettent du carbone
Cette tension hydrique peut amener les arbres à dépérir. Ils perdent alors leurs feuilles ou leurs aiguilles. « Dans le Grand Est, nous avons constaté une succession de sécheresses exceptionnellement importantes en intensité et en durée depuis 2015 », explique la chercheuse. À cela, s’ajoute la crise des scolytes, des petits insectes qui tuent massivement les sapins et les épicéas dans les Vosges. D’après Nathalie Breda, sans photosynthèse, ces arbres ne peuvent pas créer les sucres qui servent habituellement à les protéger des agresseurs :
« La respiration, et donc l’émission de carbone, peut continuer dans certaines parties de ces arbres qui dépérissent. En plus, ils commencent à se décomposer, ce qui rejette aussi du CO2. »
Pour ne rien arranger, lorsque les arbres sont attaqués par les insectes ravageurs comme les scolytes, les forestiers ont l’habitude de procéder à des coupes rases pour prélever une grande quantité de bois. Ils déboisent alors des parcelles entières qui se retrouvent ensuite à nu. L’Académie des sciences a publié début juin un rapport sur les forêts françaises qui alerte sur ces pratiques :
« Les coupes rases (…) peuvent engendrer un déstockage important du CO2 du sol et ainsi générer une dette carbone sur plusieurs décennies. Elles impactent également négativement la fertilité des sols ainsi que la biodiversité. »
Extrait du rapport de l’Académie des sciences sur les forêts françaises, 7 juin 2023.
De la sylviculture d’épicéas, très vulnérables
Très concrètement, dans de nombreuses forêts du Grand Est, des arbres sans feuille et desséchés gisent au sol. En Alsace, dans la vallée de Masevaux, près de Cernay, de nombreux sapins et épicéas ont dépéri. Les forestiers y ont coupé 4,7 hectares à l’automne 2019 par exemple. Mais selon Nathalie Breda, cette anomalie peut s’observer sur tout le massif vosgien :
« La principale bêtise qu’on a faite dans les Vosges, c’est de planter massivement des épicéas dans les années 60 et 70, avec des subventions de l’État, en particulier à de faibles altitudes comme à Saint-Dié. Ces arbres poussent très vite, donc ils produisent rapidement du bois, mais ils sont particulièrement intolérants à la sécheresse, ils ferment leurs stomates assez rapidement en l’absence de précipitations et deviennent très sensibles aux scolytes. Même si c’est plus rare, on a aussi des alertes sur des hêtres et des chênes qui dépérissent dans les forêts de Haguenau ou de la Hardt près de Colmar. »
Pour Nathalie Breda, la solution est notamment de planter des arbres plus adaptés à la sécheresse : « Avec les forestiers, on réalise des tests sur des arbres de certaines essences qu’on trouve actuellement dans le Grand Est : des chênes, des frênes ou des hêtres, mais qui viennent de peuplements du Jura, de Bourgogne, sud de la France… et qui sont donc probablement plus adaptés. »
« Il faut de la biodiversité »
L’INRAE est également partenaire d’expériences de plantations d’espèces méditerranéennes comme le chêne vert dans le nord est. Des sapins turcs ont aussi été plantés dans la forêt de la Hardt, près de Colmar. « Il faut être prudent avec ces tentatives car même si les arbres parviennent à résister au gel, des problèmes peuvent apparaître après plusieurs années, par exemple si les ravageurs locaux s’adaptent à ces espèces », tempère Nathalie Breda, qui précise aussi que ces arbres poussent moins vite et produisent donc moins de bois.
Pour Jean-Claude Génot, écologue retraité du parc régional naturel des Vosges du nord et désormais spécialiste de la forêt pour l’association Alsace Nature, « penser que la solution viendra de la plantation de nouvelles espèces est une hérésie » :
« Nos arbres peuvent s’adapter. Dans les réserves naturelles, les hêtres et les chênes, très présents dans les forêts typiques des Vosges, sont souvent en bonne santé. »
L’Académie des sciences pointe également que « la libre évolution (qui correspond aux forêts non exploitées, NDLR) représente le mode de gestion actuellement le plus efficace pour piéger puis stocker durablement le CO2 ».
Une large majorité de forêts exploitées
Mais les réserves naturelles représentent moins de 15 000 hectares dans le Grand Est. Or la forêt recouvre 1,9 millions d’hectares dans la région. Les forêts de la région sont donc quasi-exclusivement dédié à la sylviculture. Six à huit millions de mètres cubes de bois y sont récoltés tous les ans. 60% de la surface est occupée par des feuillus, des chênes ou des hêtres par exemple. Les résineux, comme les épicéas et les sapins, couvrent 40% des forêts du Grand Est, plutôt dans les Vosges, et sont les plus touchés par la sécheresse.
Les arbres sont plantés, souvent en monoculture, et coupés selon un plan de gestion qui vise avant tout à produire du bois, transformé ensuite en meubles, en charpentes, en panneaux, en papier, en bûches ou encore en plaquettes. « Si les forêts sont émettrices de carbone, c’est à cause du dépérissement. Et le dépérissement, c’est parce qu’il n’y a pas assez de diversité et qu’on coupe trop d’arbres avec des passages trop réguliers, ce qui crée des éclaircies qui appauvrissent les sols et perturbent l’écosystème forestier », balaye Jean-Claude Génot :
« Cela fait des décennies qu’on dit que la solution, c’est notamment d’avoir une grande diversité d’arbres et de laisser la forêt se régénérer pour avoir un sol riche. Les scolytes ont beaucoup plus de mal à se propager car entre les épicéas, il y a des feuillus, plus difficiles à attaquer. Dans les zones où il n’y a que des épicéas, le sol devient très acide et pauvre. »
L’Académie des sciences abonde : « Un raccourcissement des cycles d’exploitation impacte négativement le bilan carbone de la forêt mais aussi la qualité des sols. »
Maintenir de vieux arbres
Jean-Claude Génot s’est longtemps battu pour la création de la réserve naturelle Adelsberg-Lutzelhardt. Sur 480 hectares au nord de l’Alsace, à cheval entre la France et l’Allemagne, les arbres ne subissent plus d’intervention humaine depuis l’an 2000 :
« Ici, on peut constater la résilience des forêts qui évoluent naturellement, en comparaison des zones de sylviculture intensive. Les avantages de la diversité sont flagrants. Sur toute la réserve, on a un arbre par-ci, un arbre par-là, qui est touché par les scolytes, mais jamais une grande surface comme dans les exploitations forestières. La plupart des arbres poussent, ce qui signifie qu’ils font de la photosynthèse et captent du carbone. »
Dans son rapport, l’institut de recherche finit par une série de recommandations pour la sylviculture. Les scientifiques préconisent par exemple d’augmenter « fortement la diversité des essences afin de renforcer la résilience des peuplements face aux événements climatiques extrêmes et aux attaques de ravageurs ». L’Académie des sciences propose aussi de « maintenir quelques très vieux arbres de plus de 150 ans car ils sont porteurs d’une diversité génétique utile pour adapter les populations au changement climatique ».
Des adaptations indispensables dans la filière du bois
L’Académie des sciences demande également « d’adapter la structure des peuplements en favorisant la sylviculture à couvert continu. Ces pratiques permettent une meilleure régénération naturelle et la préservation du carbone dans les sols ». En résumé, le principe de la sylviculture « à couvert continu » est de couper des arbres à des endroits précis, sans coupe rase, lorsqu’ils arrivent à maturité, tout en préservant partout l’écosystème forestier. Le but est de ne jamais avoir un sol nu mais plutôt une terre ombragée et humide.
L’Académie des sciences considère enfin que des adaptations sont nécessaires à tous les niveaux du secteur économique lié au bois. Ces évolutions doivent être appuyées par les politiques publiques qui devront développer les « produits bois » de longue durée de vie comme les meubles ou les charpentes, afin de stocker le carbone durablement.
D’après les scientifiques, il faudra au contraire diminuer la production de « bois de courte durée », comme celui qui est utilisé pour le chauffage, car cela conduit à une émission de CO2 dans l’atmosphère. Même si ces recommandations n’obligent personne, avec le changement climatique, les forestiers seront contraints de changer de pratiques dans les années à venir s’ils souhaitent continuer à produire du bois.
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