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Avec les artistes strasbourgeois inspirés par l’érotisme, le féminisme et le sado-masochisme

Se choper à Strasbourg (7/8) – Elles se servent de l’érotisme pour libérer la parole sur le plaisir féminin. Ils mettent en scène des corps mi-homme, mi-femme ou utilisent le sado-masochisme pour provoquer des sensations intenses au sein du public. Huit artistes strasbourgeois dévoilent leurs œuvres érotiques.

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Puisque Rue89 Strasbourg a choisi « se choper à Strasbourg » comme série d’articles d’été, je suis allée à la rencontre de quelques artistes strasbourgeois dont certaines œuvres jouent avec la séduction et les fantasmes. Ils abordent le désir par la photo, le dessin ou encore la performance. Ils sont artistes à temps plein ou dessinateurs du dimanche. L’érotisme est une part majeure ou partielle de leur création. Ils réalisent des œuvres douces, ultra colorées ou très sombres. De leur diversité de point de vue naît un dialogue riche et pertinent sur l’art et la sexualité.

Quel regard ces artistes portent-ils sur l’érotisme ? Est-il aisé d’assumer ouvertement ces œuvres ? Que cherchent-ils à provoquer auprès de leur public ? Autant de questions que j’ai posées à huit artistes : Charlie de Stras’boudoir, Joris de Pudeur française, Jean de Erotic GumSamten NorbùLulu la RueDavid Zingraff, et Diane Ottawa et Olivier Lelong de DOOL Fiction (voir des exemples de leur travail ci-dessus).

« Le sexe est encore gratuit, ça touche tout le monde »

J’avais le sentiment que le sexe est à la mode, qu’il fait vendre. Mais Joris, illustrateur strasbourgeois de 27 ans alias Pudeur française, me corrige :

« Je ne pense pas que le sexe soit à la mode. Le problème avec la mode, c’est que ça finit par se démoder. Or le sexe est au-dessus de ça ! C’est la façon de le partager, de le liker, de le regarder qui change et pas celle de le représenter. Et puis merde, il faut l’avouer, le sexe c’est bien, c’est encore gratuit, ça touche absolument tout le monde donc autant en profiter et ne pas hésiter à en parler, avec plus ou moins de poésie. »

Ce qui unit les différents artistes interviewés, c’est l’envie de libérer la parole, de faire sauter des tabous. Lulu la Rue et Dr. Zingraff, performeurs, expliquent :

« Nous avons choisi d’inciter à la discussion sur la sexualité à travers nos différents projets pour arrêter de penser et de faire penser que nos corps, notre sexualité, sont des choses tabous qu’il faut cacher. Il est question de dévoiler, parfois de manière subjective, quelque chose qui fait partie de chacun, dans le but de dédramatiser ces sujets, le tout d’une manière esthétique. »

Pour Samten Norbu, photographe strasbourgeois dont une partie du travail met en scène les corps, il y a dans l’érotisme une puissance non-dite, qui échappe à l’univers marchand :

« L’érotisme, c’est beaucoup ! On enlève les vêtements mais il reste beaucoup de choses dont la subtilité a souvent disparue de l’approche ultra-porn de notre société. Aujourd’hui, on montre tout, tout le temps, partout. L’érotisme au contraire est dans la suggestion qui éveille et met en émoi nos sens. Ce sont tous ces détails qui passent par des jeux de regards, des sensations de frôlements, des mots, des sous-entendus, des odeurs… Ce qui nous met en alerte et ouvre la porte à des sensuelles promesses, des tensions érotiques. »

Les femmes s’emparent aussi de la parole érotique. Elles se détachent du point de vue masculin dominant pour prôner leur propre recherche du plaisir et leur autonomie sexuelle. Christian Authier le souligne dans son livre, Le Nouvel ordre sexuel : « Une nouvelle écriture féminine s’est emparée du sexe. Des tabous ont sauté. Une parole, jusque-là tue, s’est libérée. (…) Au profil bas a succédé le bas les masques. »

Car oui, les femmes aiment le sexe et elles peuvent le dire. Il m’est déjà arrivé d’écrire des nouvelles assez proches de l’érotisme sur l’un de mes blogs. Plusieurs lecteurs me connaissant dans la vraie vie m’ont écrit via Facebook pour me faire part de leur étonnement à voir une femme parler de baise et d’orgasme. Un homme m’a déjà déclaré : « Je ne savais pas qu’une femme pouvait penser ce genre de choses » à propos d’un texte où un personnage féminin parlait ouvertement de son désir de coucher avec plusieurs hommes.

« Le plaisir est centré sur la jouissance masculine »

Charlie, illustratrice strasbourgeoise de 26 ans, cherche à attirer l’attention sur la jouissance féminine avec Stras’Boudoir. Elle explique la motivation de son travail artistique :

« On a beau être en 2018, avoir des milliers d’articles dans les magazines féminins qui sont supposés faire de nous des femmes à l’aise, beaucoup de filles connaissent mal ou peu leur sexualité, ou ne l’assument tout simplement pas. Je voulais donner une image de la femme qui prend du plaisir, qui vit sa sexualité et qui ne la subit pas, une sexualité positive, avec un point de vue féminin.

J’ai pu constater que dans le milieu de l’érotisme et de la pornographie, le plaisir est souvent centré sur la jouissance masculine, avec des rapports parfois très violents envers les femmes. Ce qui n’a rien de normal et qui engendre une génération de mecs à qui il faut expliquer que le plaisir féminin n’est pas uniquement fait de pénétrations et de fessées. »

La cathédrale, ce pénis sans cesse dressé sur la ville ! (Dessin Stras’Boudoir)

Un docteur en chemise et porte-jarretelles

Dr. Zingraff et Lulu la Rue rejoignent la démarche féministe de Charlie :

« Nous nous considérons comme engagés sur plusieurs points comme le féminisme, plus précisément la branche pro-sexe, contre le slut-shaming et également sur les sexualités considérées comme en dehors de l’hétéro-normativité (quand on considère que l’hétérosexualité est la norme, ndlr). »

Le duo pousse aussi à nous faire réfléchir, à travers ses performances, aux questions des identités :

« Le Docteur cherche à questionner le genre binaire à travers sa tenue scindée en deux. Le haut s’inspire des classiques masculins avec la veste, la chemise et le nœud papillon, tandis que le bas reprend certains codes féminins avec les porte-jarretelles et les talons. Le désir ici est de briser l’idée que chaque genre est cloisonné et fermé sur lui-même. »

L’appel à l’iconographie japonaise pour transgresser

DOOL Fiction est un duo composé d’Olivier Lelong et de Diane Ottawa. Pour briser les tabous de la société occidentale, les deux artistes s’inspirent de la culture japonaise, à travers le shunga, des gravures érotiques japonaises, le cinéma, les mangas et l’eroguro, art érotico-gore :

« Ce qui nous fascine, c’est le fossé qu’il y a entre la culture occidentale et celle du Japon. Les relations aux tabous et la perception du bien du mal y sont très différentes. La racine culturelle shintoïste du Japon est très différente des religions monothéistes qui nous paraissent très fermées ou binaires. Cela permet de dépasser les condamnations de ce qui paraît étrange ou déviant. »

L’érotisme, un sujet d’étude sérieux…

Les artistes que j’ai approchés sont tous passionnés par l’érotisme et l’ont longuement étudié. Joris le présente ainsi :

« J’aime traiter de sujets dont je maîtrise tous les aspects. Il n’y en a pas beaucoup mais l’érotisme en fait partie. Je lis beaucoup, je navigue sur les sites “pornos” comme tout le monde, il faut l’avouer, et puis je lis pas mal d’articles qui traitent du sujet. Forcément, je suis plein d’artistes sur les réseaux. Je m’intéresse à tout ce qui gravite autour du sexe en général, comme la censure, la sexualité 2.0, les genres, les rapports au corps, la mode… »

Charlie consacre aussi beaucoup de temps à des recherches sur la sexualité dans l’histoire de l’Art. Lulu la Rue travaille pour sa part sur un mémoire : « Le strip-tease new burlesque, outil d’émancipation, de revendication post féministe et queer ». Sa recherche l’a amenée à étudier une multitude d’univers scéniques, comme le Kabarett der Namenlosen ou le dark cabaret.

… ou pour travailler son style

L’érotisme est aussi un moyen comme un autre de travailler son style ainsi que l’explique Jean, jeune artiste graphiste derrière Erotic Gum :

« Erotic Gum, c’est aussi pour m’exprimer et continuer à créer mon univers. J’y travaille mon style et j’y teste de nouveaux outils. En plus, il n’y a pas de date limite pour rendre mon travail, pas de stress. J’ai déjà reçu des commandes mais je ne les accepte pas. »

Joris le rejoint :

« Pudeur française est devenue une forme plus libre et moins contraignante que mes autres activités et me permet de dessiner régulièrement, de prendre du recul en mettant en image ma propre sexualité. »

Pudeur française

Soirées entre copines et un zeste d’imagination

Joris m’assure mettre en image sa « propre sexualité ». Aborder l’érotisme dans ses œuvres, c’est interroger les sphères comme public/privé ou bien sûr voyeurisme/exhibitionnisme. L’illustrateur n’est pas le seul à s’inspirer de ses propres expériences pour ses œuvres comme nous le raconte Charlie de Stras’boudoir :

« On fait des soirées entre copines, on partage quelques petites anecdotes sur nos aventures et nos fantasmes. Au début de mes travaux, je combinais un peu de tout ça, avec un zeste d’imagination, et puis surtout j’avais donné à mes petites friponnes (du nom de ses personnages dessinés, ndlr) mes traits et mes particularités physiques. »

Dr Zingraff et Lulu la Rue précisent également qu’ils jouent sur scène leur « propre rôle » :

« C’est un rôle qui émerge de notre vie, de nos expériences et qui agit alors comme une extension de nous-mêmes. La scène nous permet de nous exprimer mais de manière plus esthétique, plus plastique et ainsi plus réfléchie. »

Erotic Gum

L’attrait du BDSM pour des actions ressenties, non simulées

Autre thématique récurrente dans l’art érotique : le BDSM (bondage, domination et sado-masochisme, ndlr). Cet ensemble de pratiques sexuelles et psychologiques est très disparate. Il va de la domination et la soumission à la douleur depuis la simple fessée jusqu’à l’utilisation de barbelés ou de fer chaud. Cette sexualité inspire les artistes par son esthétisme et la puissance qui en émane.

Deux couples d’artistes s’y frottent : Lulu la Rue et Dr Zingraff ainsi qu’Olivier Lelong et Diane Ottawa. Les premiers détaillent :

« Le BDSM est avant tout une philosophie dans laquelle la tolérance et l’ouverture d’esprit doivent être de mise. Dans cette pratique, chacun se doit de respecter l’autre, de lui porter une grande attention. On est loin des clichés de grands moustachus barbares, fouet à la main. À la vie comme à la scène, c’est une pratique qui ne se feint pas, les émotions et ressentis sont réels. C’est également sur ce point précis que l’on se lie à la performance ; l’action est vécue, ressentie. Elle n’est ni simulée ni jouée. Il est plus facile au public de s’identifier à des sensations humaines qu’à des personnages de scène qui eux touchent à la fiction d’une part et à notre subjectivité d’autre part. »

Dans leurs oeuvres, Diane et Olivier jouent aussi sur la souffrance des corps. Ils créent ainsi une forme d’érotisme de l’extrême :

« Dans notre pratique de vie et d’art, l’idée est aussi de transformer la douleur qu’elle soit physique ou psychique, de lui donner une consistance formelle. C’est dans cette signature peut-être « sombre et inquiétante » que Diane et moi nous nous sommes trouvés, nos sensibilités, voire ultra-sensibilités, sont identiques, avec une vision assez ying-yang, pas d’ombre sans lumière ni l’inverse. »

« Désirs d’éprise ». (Photo Diane Ottawa et Olivier Lelong / DOOL Fiction)

« On reste dans une société très morale »

On le voit, les artistes strasbourgeois sont nombreux à utiliser et traiter de sexe dans leurs œuvres, même dans une région réputée puritaine comme l’Alsace. Voilà un sujet qui touche le photographe Samten Norbu :

« On reste dans une société très “morale” et donc certaines de mes recherches n’ont hélas pas leur place sur mon site. Cela engendrerait trop de confusions auprès de ceux qui pourraient y aller pour s’intéresser à mes photos culinaires par exemple. Je sais d’ailleurs que cela a déjà pu être un frein pour certains clients potentiels, qui n’ont pas cru que je pouvais produire des photos pour leur société parce qu’à côté de ça je réalisais des photos érotiques… »

Car au-delà de la production d’œuvres érotiques, il y a la question du public. Est-ce que l’art érotique est réservé à un public averti, aux intellectuels et aux spécialistes ? Diane et Olivier répondent :

« Nous pouvons juste espérer que ce qui est profondément vrai et beau pour nous peut l’être pour tout le monde… Mais faire de l’art pour tous est difficile et ce n’est sûrement ni possible ni souhaitable. L’important, c’est d’être et de rester fidèle à ce que l’on est. Évidemment, nous sommes des professionnels de l’image et des artistes, ce qui nous place dans un environnement où sont présents d’autres artistes, des galeristes et des collectionneurs. On peut toujours se questionner sur l’accessibilité de l’art contemporain pour le grand public, celui-ci n’est pas vraiment préparé à la lecture d’œuvres d’art complexes. Sur la question de l’érotisme et de la pornographie, nous ne voyons pas les choses comme ça. Il existe un érotisme de masse très niais et vide comme il existe de la pornographie d’une redoutable intelligence. Comme souvent, tout dépend de qui s’en empare et comment.« 

Tout n’est pas rose dans l’érotisme

L’érotisme met à l’épreuve nos tabous, titille nos fantasmes tout en interrogeant nos limites, et il va plus loin encore en amenant avec lui de multiples questions sociétales. Un exemple : la difficulté d’être une femme qui réalise des dessins érotiques, sujet notamment soulevé par Charlie :

« Malheureusement, être une femme et faire des dessins érotiques est visiblement, pour certains hommes, une porte ouverte à l’envoi de messages déplacés ! Je ne compte plus les messages de mecs qui me demandent quel âge j’ai, qui veulent voir mon visage en entier ou des parties de mon corps, qui m’envoient des images porno en me demandant si j’aime ça et forcément je n’ai pas échappé à la photo avec des sexes en gros plan accompagnés d’accroches subtiles du genre “Je me sens seul ce soir !”. Clairement, ces mecs n’ont rien compris à mon travail et encore moins compris quoique ce soit sur la sexualité féminine. Je n’aimerais pas être dans leur lit ! Heureusement ces quelques détraqués sont minoritaires. »

Lulu la Rue et Dr. Zingraff dénoncent aussi des comportements similaires :

« Il n’est pas rare pour moi, Lulu, de me voire réduite à une paire de fesses, à un objet sexuel sur les réseaux sociaux sous le simple prétexte que j’expose mon corps. Cette problématique de l’exposition est également visible, plus dramatiquement encore, pendant les performances. Il nous est déjà arrivé de voir ou de subir nous-même des attouchements de personnes pensant pouvoir se permettre de toucher les performeurs et performeuses sous le simple prétexte que leur corps est visible de tous, et parfois même directement pendant la performance, s’imposant dans l’espace et à l’instant même de la performance ! On a également déjà reçu des insultes sexistes, misandres voir homophobes, surtout à l’encontre de Dr. Zingraff, les gens associant encore l’expression de codes féminins sur un homme à l’homosexualité, de personnes qui, face à l’inconnu se braquent et ne semblent pas prêtes à ouvrir leurs horizons. »


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