Du 24 novembre 2023 au 7 janvier 2024, la Kunsthalle de Mulhouse dévoile le portrait d’une artiste fictive, Julia Armutt, dont la carrière fut éclipsée par celle de son mari, Marcel Depré. Sont réunis les travaux de 19 artistes et duos d’artistes pour narrer la vie d’une artiste imaginaire qui devient la personnification des femmes artistes occultées de l’histoire de l’art. L’exposition se déroule dans le cadre de la Régionale 24, une coopération entre l’Allemagne, la France et la Suisse, qui permet de soutenir la création artistique des trois régions frontalières.
Ces travaux ont été sélectionnées par les deux commissaires, Juliette Steiner, metteuse en scène, comédienne et scénographe-plasticienne, et Sandrine Wymann, directrice de la Kunsthalle. Sur un fond de réflexion féministe, l’exposition se révèle en trois axes qui se sont construits au fil du projet, tels trois volets de la vie d’une femme.
Trois volets d’une vie
Le premier s’intéresse aux relations de couple, via les équilibres et déséquilibres qui en ressortent. En deuxième lieu se joue la question de l’absence, là où Julia Armutt s’efface pour laisser la place à d’autres artistes. Enfin, le troisième volet se construit autour de la notion de foyer, qui nous ramène à la dualité entre vie domestique et vie d’artiste vécue par l’artiste fictive, et bien d’autres.
Au rez-de-chaussée, une Tall Girl accueille les visiteurs et donne le ton. Elle fut réalisée lors d’une manifestation féministe en Suisse en commémoration du droit de vote pour les femmes (du 7 février 1971) par Valie Winter et un collectif de femmes. Telle la personnification d’une union féminine, cette Tall Girl est monumentale, toujours en mouvement et en action. Comme une femme qui se doit d’agir, elle est infatigable et impressionne.
Nicole Hassler, avec Art lovers’ lipsticks, réunit des fonds de tubes de rouges à lèvres, récoltés auprès de 200 femmes, sous forme de rectangles monochromes exposées en lignes sur un mur. Son travail de longue haleine débute à l’aube du premier confinement, lorsque les rouges à lèvres se trouvaient oubliés au fond des tiroirs en raison du port du masque. Chaque toile porte le prénom de la femme donatrice. L’artiste offre ainsi une multitude d’identités, représentées ici par des teintes uniques.
Un changement d’échelle s’opère de l’autre côté du mur : les fèves insolites de JJ von Panure, sélectionnées par le duo d’artistes et le duo de commissaires, dévoilent un quotidien reconnaissable par chacun et chacune. Avec ces micro-sculptures en céramique, qui deviennent les marqueurs de temps d’une vie, une pluralité d’histoires peut se créer dans les yeux des visiteurs.
Du centre d’art au plateau de théâtre
Julia Armutt est née de l’imagination de la metteuse en scène Juliette Steiner. Ce personnage fictif s’est créé au fil de l’écriture de son projet théâtral en cours. La pièce Une Exposition, soutenue par la Filature de Mulhouse, sera présentée dès avril 2024 au Théâtre TJP de Strasbourg. À la Kunsthalle, c’est alors le plateau du théâtre qui s’invite dans la galerie, pour que l’histoire de Julia Armutt se révèle davantage.
Touchée par le manque de références féminines citées dans l’histoire de l’art face à l’abondance des noms masculins, Juliette Steiner s’est inspirée de l’histoire de l’urinoir de Marcel Duchamp. L’emblématique Fontaine, que Duchamp signa R. Mutt, demeure célèbre pour avoir marqué un tournant dans l’art contemporain. Mais son origine est discutée par plusieurs experts : Elsa von Freytag Loringhoven, artiste dada, serait la réelle autrice de l’œuvre.
Alors, Julia Armutt en devient presque une réinterprétation, en jouant un double rôle dans cette exposition : elle en est le sujet, mais elle est également invitée en tant qu’artiste. Une œuvre signée de son nom, La Femme en boîte est le noyau dur de la narration. Il est raconté qu’un jour, lorsque Julia Armutt était occupée à laver du linge à la laverie, un galeriste découvrit chez elle la sculpture d’une femme recroquevillée dans une boîte. Marcel Depré, son mari sculpteur, omettant de dire au galeriste qu’il s’agissait d’un autoportrait réalisé par sa femme, s’appropria cette œuvre. De là, la carrière de Depré s’envola, laissant sa femme dans l’ombre. À la Kunsthalle, c’est une nouvelle version de cette œuvre volée que nous découvrons : ici, la femme est sortie de la boite, elle n’est plus là : n’en reste que sa silhouette qui se dessine entre les couches de vêtements.
Une dichotomie entre réalité et fiction se joue continuellement au sein de l’exposition : le vrai se mélange à l’imaginé, les œuvres se répondent et les narrations se multiplient.
Pour accompagner la déambulation dans l’espace d’exposition, des audio-guides mettent en scène Juliette Steiner et Estelle Depré, fille de Julia Armutt. Dans cette conversation théâtralisée, la metteuse en scène interroge la fille de l’artiste sur certaines œuvres. Dans nos oreilles, Julia Armutt semble presque avoir réellement existé : elle prend vie à travers les anecdotes racontées par sa fille.
Les œuvres deviennent des signes de son passage et questionnent la place de la femme artiste dans la société, devenant la preuve d’une réflexion partagée par les artistes contemporain·es. Entre femme et artiste, des vies plurielles se dévoilent, celle de Julia Armutt, mais aussi, celles de toutes les femmes négligées par l’histoire de l’art.
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