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« Arthur Rambo » de Laurent Cantet : comment Twitter m’a tué

Dixième long-métrage de Laurent Cantet, Arthur Rambo retrace, sans en être une copie conforme, l’affaire Medhi Meklat, jeune journaliste fauché en plein vol par des tweets haineux, rédigé… par lui-même. Un personnage complexe pour ce réalisateur qui aime sonder les méandres de l’esprit humain. Rencontre.

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Pour son dixième film, Laurent Cantet se penche sur l’affaire Medhi Meklat, qui avait secoué la sphère médiatique en 2017. Medhi Meklat a 17 ans quand il est repéré par Pascale Clark pour animer une chronique sur France Inter, avec son coéquipier du Bondy Blog (média basé en Seine Saint-Denis), Badroudine Said Abdallah. Ensemble, ils réalisent des documentaires, écrivent un premier roman, deviennent des journalistes reconnus.

Jusqu’à ce qu’en 2017, une série de messages très dérangeants resurgissent du fil Twitter de Marcelin Deschamps, le pseudo ironique de Medhi Meklat, tweets écrits entre 2011 et 2015. Le long-métrage de Laurent Cantet commence ici : son personnage Karim D. est en pleine ascension sociale et médiatique, les messages de son alias sur Twitter, Arthur Rambo, font basculer cette réussite, qui va s’avérer fragile, dans un monde qui n’est pas le sien.

On n’est pas sérieux quand on a 17 ans ? Le réalisateur questionne notre rapport aux réseaux sociaux, mais aussi la possibilité d’un véritable changement de milieu social. Sans pour autant atténuer les propos réellement polémiques de son personnage, il tente des hypothèses d’explications.

Bande annonce d’Arthur Rambo

Rue89 Strasbourg : Qu’est-ce qui vous a interpellé dans l’affaire Medhi Meklat au point de vouloir en faire un film?

Laurent Cantet : Je voulais me pencher sur les réseaux sociaux, qui prennent de plus en plus de place dans nos vies privées et dans le champ politique, mais que nous utilisons sans les questionner assez. Dans mon précédent film, l’Atelier (2017, avec Marina Foïs et Matthieu Lucci, NDLR), déjà mon personnage principal était un jeune homme qui cherchait sur les réseaux des réponses faciles à ses troubles et à son désir d’extrémisme. Cette histoire m’a permis d’aller voir ce qu’il se passait sur les réseaux et de décrire le monde d’aujourd’hui.

De plus, cette affaire, je l’ai vécue en direct, je connaissais Medhi Meklat et Badroudine Said Abdallah à travers mes lectures du Bondy Blog et par leurs chroniques sur France Inter. Medhi Meklat avait 17 ans à l’époque, j’étais assez bluffé par ses sujets politiques et culturels et quand j’ai découvert ses tweets, j’ai eu du mal à recoller les morceaux. J’ai été saisi d’un vertige et j’ai voulu partager ces questions à l’aide du cinéma.

Est-ce que vous avez rencontré Medhi Meklat et son entourage pour tenter de comprendre le personnage ?

Je l’ai rencontré pour lui dire que j’allais m’inspirer de cette affaire mais que je n’allais pas raconter son histoire, plutôt faire une synthèse des questions soulevées par ce genre d’histoires. Lui-même était dans un moment de réflexion puisqu’il écrivait un livre qui revenait sur les événements de 2017, Autopsie. Je ne voulais surtout pas faire un biopic et j’ai trouvé la solution pour retranscrire mon vertige quand j’ai resserré le scénario sur les deux jours qui suivent la diffusion des tweets. Il s’agit de voir le résultat de la résurgence de ces messages, alors que le personnage est en pleine ascension : à partir de là, je tire des fils qui ne vont pas tout expliquer car il y a trop de complexité, mais qui permettent de formuler des hypothèses.

Le spectateur balance sans cesse entre la sympathie que nous inspire le personnage de Karim D. et l’horreur suscitée par les tweets d’Arthur Rambo, son alias sur Twitter. Cela nous place dans une situation très inconfortable.

C’est l’inconfort que j’ai pu éprouver face à la réalité de ce personnage. Cela a été le fruit d’un dosage millimétré, de l’écriture jusqu’au montage, notamment dans l’ordre d’apparition des tweets, pour que la violence des propos ne nous empêche pas de revenir vers lui. On a donc dosé cette bascule entre l’empathie pour un jeune homme qui est dans un état de sidération, et le rejet que l’on peut ressentir car je tenais à ne pas en faire une victime et qu’il endosse la responsabilité de ses messages.

La lumière et la part d’ombre de Karim D. alternent tout au long du film Photo : Céline Nieszawer / doc remis

Vous ne vouliez pas prendre position ?

Dans mes films, j’essaie de ne pas juger mes personnages, je les décris pour essayer de comprendre leurs fonctionnements. Avec mes co-scénaristes Fanny Burdino et Samuel Doux, le procédé que nous avons construit est une séries de « procès » où Karim se trouve, tour à tour, confronté à ses cercles privés et professionnels : il s’explique, se justifie de différentes façons et ainsi, par petites touches, on ne dresse pas un portrait mais on arrive à balayer un certain nombre d’hypothèses.

Comment réagissent les premiers spectateurs et notamment les adolescents ?

Ils comprennent les enjeux plus directement que, peut-être, un public plus âgé. ils ne sont pas dans la négation du problème, quelqu’un m’a dit : « Il faut supprimer les réseaux sociaux », mais dans un décodage. Ils connaissent bien mieux les règles du jeu que nous et accepte plus facilement ce troisième degré dont parle Karim. J’ai l’impression, grâce à l’éducation sur les réseaux dans le système scolaire ou ailleurs, qu’ils connaissent les dangers et l’emprise d’Internet.

Karim (Rabah Naït Oufella) a été dépassé par son personnage Photo : doc remis

Ils en ont conscience peut-être, mais ils sont aussi dépassés, comme nous tous d’ailleurs.

Bien sûr, Karim revendique le droit à la provocation mais il a été dépassé par son personnage. Quand son petit frère le renvoie à une colère, qui a dû être la sienne quelques années auparavant, il comprend qu’il est allé trop loin. Cette colère, il l’a domptée parce qu’il voulait être accepté dans un nouveau milieu social, mais je peux la comprendre. Et quand on a un outil comme Twitter pour exprimer si facilement cette colère, elle déborde…

La mise en scène des tweets est très forte, si Karim veut les minimiser par la parole, vous leur donnez un poids énorme, vous en avez fait un personnage à part entière.

Ils sont une excroissance de Karim, ils viennent parasiter l’histoire. Sur fond noir, ils sont de plus en plus présents et le rythme de défilement devient tel qu’on ne peut plus les suivre, comme sur un fil Twitter.

Pour finir, comment s’est fait le choix de Rabah Nait Oufella, avec qui vous aviez déjà travaillé pour Entre les murs en 2008 ?

C’est un acteur que j’ai vu grandir et je pensais à lui en écrivant. À un moment, je me suis même méfié de cet attachement mais je suis revenu vers lui et je le trouve très convaincant dans toutes les facettes du personnage. On sent à la fois le plaisir qu’il a d’en être et en même temps le fait qu’il n’est pas tout à fait à sa place. Au fur et à mesure de ses prises de conscience, il glisse vers quelque chose de plus intime. Il endosse ces différentes facettes avec une grande facilité, sans chercher à être plus malin que le personnage. Le seul travail que j’ai eu à faire avec lui c’est de gommer son regard charmeur et son sourire, il a dû se durcir un peu.


#cinéma

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