« Pour la première fois de ma vie, je la vois cette frontière », déplore Jennifer (tous les prénoms ont été changés), 24 ans, éducatrice de jeunes enfants en formation. Le 17 mars, la France a installé un confinement strict et l’Allemagne a fermé sa frontière avec la France la veille, dès le matin. Seuls les couples mariés et pacsés ont le droit de traverser le Rhin.
Ce n’est pas le cas de Jennifer, qui ne peut plus voir son compagnon Leo, étudiant allemand de 25 ans. Ils se sont rencontrés il y a 2 ans et demi lors d’un séjour Erasmus en Irlande. De retour au pays, chacun a continué ses études dans sa ville d’origine. Elle habite Strasbourg et lui Constance, à moins de 3 heures de route. D’habitude, leur relation ressemble à celle de nombreux amoureux frontaliers : se voir les week-ends et pendant les vacances. Le dimanche 15 mars quand ils se séparent, des rumeurs de confinement commencent à circuler. Dans le doute, Jennifer préfère être proche de ses parents et de ses grands-parents :
« J’étais à Constance pour le week-end. On a retardé la séparation jusqu’au dernier moment, mais il a fini par me dire : “On va préparer tes valises, parce que demain, tu pars.” Quand je lui ai dit au revoir, je savais que je ne le reverrai pas avant longtemps. »
Le même jour, Bastian, 35 ans, a fait le chemin inverse : il avait passé le week-end à Strasbourg, chez sa compagne Laura, professeur d’allemand. Leur relation a démarré en 2017, lors de vacances en Espagne. Le dimanche 15 mars, il a reçu un SMS de l’entreprise pour laquelle il travaille, à Heilbronn, non loin de Stuttgart : « Les frontières ferment ». De toute façon, il avait prévu de rentrer le lendemain pour retourner au travail. À la frontière, les policiers ont commencé à filtrer : ils lui ont demandé s’il se sentait bien, ou s’il avait des symptômes. Il allait très bien, mais son employeur lui a demandé de rester 14 jours chez lui, « au cas où » car l’Alsace était considérée comme une zone à risque. « En gros, il m’a quittée pour être en quarantaine deux semaines chez lui », regrette Laura, qui pensait le revoir assez vite :
« J’ai été naïve : on nous avait dit deux semaines. Et la situation ne paraissait pas si grave. »
Ils finissent par comprendre que leur séparation n’aura pas de date de fin avant longtemps. Le quotidien de leur relation est alors fait de SMS et d’appels vidéos, « une fois par semaine » et toujours en allemand.
Deux confinements différents, deux réalités différentes
Des coups de fil qui prennent parfois un goût amer. En France, les activités sont limitées et Jennifer n’a pas grand-chose à raconter :
« On s’appelle trois fois par semaine, mais c’est parfois pesant, triste. Il me dit souvent : “Je sais que tu n’aimes pas que je te pose cette question, mais tu vas faire quoi demain ?” Alors que c’est toujours la même réponse : travailler (en télé-travail, ndlr), faire du sport… »
Elle trouve sa situation d’autant plus pénible qu’en face, l’être aimé allemand a plus de libertés : l’Allemagne n’a pas confiné sa population aussi strictement et a commencé à déconfiner dès le 4 mai. Jennifer raconte que Leo avait déjà le droit d’aller voir des amis et de faire des tours de vélo « de 50 km, s’il en avait envie ». Presque une vie d’étudiant normale, en somme.
« C’est comme si elle était en Nouvelle-Zélande »
C’est cette « frustration » qui pèse aussi sur la relation actuelle de Vincent. Ce quadragénaire strasbourgeois travaille dans l’événementiel. Sa compagne, Lana, est un peu plus jeune que lui et vit à Munich, en Bavière. Mais pour lui, c’est comme si elle était en Nouvelle-Zélande :
« On vit vraiment dans deux mondes différents. Elle peut aller voir ses parents, ses amis. Elle peut aller manger une glace. Ça paraît bête mais psychologiquement, c’est énorme. C’est pas qu’il y a de la jalousie, mais quand même… »
C’est qu’il commence à en avoir marre de se sentir isolé, de faire du télé-travail. Il aurait « besoin de rencontrer des gens autour d’une bière », de « claquer une bise », de voyager. Il constate que leur séparation et leurs réalités différentes créent de la distance entre eux. Et les conséquences sur leur jeune relation d’un an et demi risquent d’être irrattrapables. Lana exprime des doutes sur leur avenir commun.
Pour Vincent, c’est la double peine, à cause de la frontière qui a tout compliqué. En se quittant quelques jours avant le premier tour des élections municipales françaises, il ne savait pas qu’ils ne se reverraient pas :
« Une relation à distance, c’est déjà difficile. Mais alors quand on ne peut plus se voir et qu’on a zéro visibilité sur l’avenir, c’est très très dur. Et même si la frontière rouvre : y aura-t-il des trains pour Munich ? Devrais-je m’isoler pendant quinze jours avant de pouvoir voir ma copine ? D’un point de vue sanitaire, on ne sait pas ce qu’il va se passer. Si ça se trouve, il y aura une deuxième vague et l’Allemagne sera reconfinée. »
« On est revenu à une Europe forteresse »
Il déplore une barrière qui lui paraît infranchissable, qui « met vraiment à l’épreuve les couples franco-allemands », et qui, au-delà de son cas particulier, ternit le projet européen :
« Soudain, on est revenu à une Europe forteresse, où chacun vit intra-muros. C’est très triste pour moi, qui ai vécu toute ma vie d’adulte avec la liberté de circuler : depuis 1993, aller en Allemagne, ça passait comme une lettre à la poste. »
Laura, la prof d’allemand de 30 ans, européenne dans l’âme, le prend aussi à cœur :
« Ça fait un peu mal. On nous parle d’Europe, et là, chacun fait ses propres règles. »
Des relations suspendues par la frontière
Vincent est très amer envers le gouvernement. Une raison de plus pour faire fuir sa bien-aimée, qui envisageait de le rejoindre pour vivre ensemble dans la « capitale européenne » :
« La gestion politique de la France ne la rassure pas du tout. L’ambiance est hyper anxiogène. Et le gouvernement n’est pas très aidant : c’est un peu “démerdez-vous.” Bref, ça ne doit pas donner très envie aux étrangers de se pointer. »
Jennifer et Leo devaient également emménager ensemble à Karlsruhe, le 1er mai. Jennifer devait faire un stage dans une garderie et Leo avait la possibilité de continuer ses études là-bas. Ils avaient déjà signé le bail et prévu de profiter du coin, de faire « plein de randos en Forêt-Noire. »
Laura a vu son idée d’anniversaire surprise de Bastian partir en fumée :
« Nous devions partir au Danemark le 19 avril, sans qu’il ne sache où nous allions. Son frère, qu’il voit peu, devait nous rejoindre. Au final, on a fêté par écrans interposés, avec un petit verre à la main… »
Contourner les règles pour se revoir
Face à l’incertitude totale du jour où ils pourront à nouveau se serrer dans les bras, certains ont décidé de prendre leur destin en main. Jennifer espère trouver une solution dès la fin du confinement. Les Allemands auront repris de nombreuses activités (certaines classes dans les écoles vont rouvrir, ainsi que les musées, les aires de jeux pour enfants, les coiffeurs…), et si sa garderie rouvre, cela pourrait être l’excuse qui changerait tout :
« Si ma direction me demande de reprendre le boulot, j’essaierai de voir avec les autorités françaises s’il est possible de déménager. L’appartement de Karlsruhe est là, il nous attend. »
Laura et Bastian se renseignent tous les jours, à la recherche d’articles qui leur donneraient des indications sur une réouverture des frontières. Ils tombent sur des témoignages de personnes dans la même situation, en Pologne, en Hongrie… Ils ne vont peut-être plus attendre très longtemps. Laura a un plan :
« Si ça dure trop, j’irai voir du côté de Wissembourg, d’où je suis originaire. Je pense à un bout de frontière, dans les vignes. Je pourrais traverser, me poster de l’autre côté de la barrière et attendre qu’il vienne me chercher. »
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