La leçon de vie que lui donne son père concentre tous les enjeux qui traverseront sa vie : sa peur de perdre ses proches, son obligation de les protéger et le rêve d’appartenir à ce pays glorieux en se sacrifiant pour le défendre envers et contre tous. Kyle ne devra être ni un loup qui attaque, ni un agneau passif qui se fait dévorer, mais un chien berger qui porte secours à tout celui qui se trouverait en danger.
La bande-annonce
La famille est le cadre sacré de la transmission de ces valeurs absolues que Kyle, comme programmé à obéir, ne remettra jamais en question. Mais par une simplification subreptice, la patrie toute entière est à considérer sur le même plan que la propre famille du héros. C’est ce court-circuit générateur de nombreuses contradictions qui sera développé tout au long de ce dernier opus, très percutant de Clint Eastwood.
Faire grandir des héros, jusqu’où ce modèle est-il possible ?
Avec American Sniper, Clint Eastwood interroge la viabilité d’un tel modèle, et c’est d’emblée en présentant un candidat à la psychologie peu complexe qui fait partie des chiens-bergers mais surtout de la catégorie de «ceux qui exécutent», qu’il en donne la possibilité. Il ne s’agit pas de faire l’éloge d’un élan patriotique, mais davantage de faire le portrait de la pensée américaine. Contrairement aux films moralisateurs dont la philosophie est surlignée de toutes parts, American Sniper ne propose explicitement aucun contre-point, ni de réflexion géo-politico-éthique à trois sous, mais juste une démonstration.
Kyle est effectivement présenté comme un héros national, car il se sacrifie pour protéger les siens, mais il est aussi le sniper le plus meurtrier de la guerre contre l’Irak. S’interroge-t-il une seule fois sur le bienfait de cette guerre ? Remet-il en question la façon dont il doit devenir le berger de sa patrie, cela doit-il se faire au détriment de sa famille ? Pourquoi cette fuite en avant loin de sa terre, et loin de tous ceux pour qui il est essentiel ?
C’est à quatre reprises qu’il retournera sur les lieux de ce patriotisme qui se joue en hors-champs, sur une durée de plus de mille jours au total… Ce choix est le sien, il n’y est obligé par personne, mais il y est poussé par ce besoin compulsif d’être sous le feu des tirs.
Une critique subtile mais radicale
Malgré sa réputation de légende, Kyle n’est pas le chien berger qu’il a promis d’être à son père, il n’est finalement qu’un mouton. Il devient très rapidement un objet du système qu’il défend sans le comprendre, un ignorant total des tenants et des aboutissants de la situation de laquelle il participe. Parti à la guerre « faire le bien en tuant tous ces sauvages » sur la foi d’informations toutes faites, et même pas plus renseigné sur le terrain que par « il faut tous les buter ».
La façon dont le réalisateur représente le manichéisme à son plus haut niveau d’expression, n’est absolument pas une adhésion ou une apologie de la machine de guerre américaine. Pour qui veut l’entendre, elle crie la dénonciation de la mise en condition de ce soldat qui est d’ailleurs extrêmement bien montrée comme abrutissante et déshumanisante dès le début du film.
Beaucoup d’héroïsme pour trop peu de héros véritables
Dans le titre, c’est le mot American qui est essentiel. L’histoire de Chris Kyle est celle de l’Amérique toute entière. Bradeley Cooper excelle dans sa façon d’incarner le bon bougre qui frémit avant chaque tir, en s’accrochant à l’idée qu’il ne fait là que son devoir. Le visage avenant et limite bon enfant, assorti d’un corps devenu montagne de muscles pour l’occasion, le rend d’autant plus attachant et rassurant.
Mais son idéalisme est primaire, voire rudimentaire, ce qui a tendance à transformer ses tirs en exécutions mécaniques. Ses retours à la maison l’arrachent au programme qu’il s’est fixé, et transforment le merveilleux soldat en époux agressif, ou en père à la fois nerveux et absent. Les symptômes post-traumatiques l’envahissent, mais il semble surtout manifester des crises de manque, liées à ce qui est apparemment devenu un comportement addictif.
Épilogue triste
La fin de l’histoire est triste, authentique et pathétique. Elle confirme que dans toute guerre, il n’y a que des perdants. L’Amérique célèbre la mort de son héros à défaut de célébrer la victoire de cette ultime guerre où elle s’est encore une fois enlisée, et par laquelle elle a mutilé son propre rêve. Les images des vétérans estropiés et handicapés à vie viennent entériner la leçon magistrale de celui qui a mis toute une carrière de réalisateur au service d’une critique édifiante des principes qui sous tendent la machine de guerre américaine.
Parti en Irak pour échapper au rodéo, Krys Kyle ne survit pas au fait que cette guerre fut globalement destructrice. En effet, sa mission terminée, son aura de légende est radicalement insupportable pour beaucoup d’autres. Cette figure très discutable de dévouement inconditionnel et de patriotisme désincarné est une agression pour tous ces hommes et ces femmes pour qui cette guerre restera à jamais synonyme de perte définitive, d’infirmité et donc d’absurde.
À voir à Strasbourg aux cinémas UGC Ciné-Cité et au Star Saint-Éxupéry
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