« L’Amac ? C’est quelqu’un qui veut fédérer les musiciens de rue. Le but c’est de limiter les abus d’amplification, mais moi, avec mon violoncelle, je n’en ai pas besoin. De toute manière, je préfère rester indépendant. » Brice Bauer, mèche brune qui tombe dans les yeux, jean et tee-shirt élimés, joue tous les jours une heure devant la cathédrale. Ce musicien de rue professionnel se méfie de l’association musique et art centre de Strasbourg, qui a vu le jour il y a un peu moins d’un an, en juin 2017.
La plupart des musiciens de rue, eux, n’en ont même jamais entendu parler. C’est le cas de Jean Nicolas, musicien de rue à Strasbourg depuis sept ans :
« L’Amac ? C’est le première fois que j’entends ce nom. Moi je vais souvent jouer en Allemagne, où le temps de jeu dans la rue n’est pas limité à 20 minutes. A Kehl, j’ai ma petite réputation et je ne me fais pas virer par la police. »
Une réglementation sur la musique de rue confuse
En théorie, les musiciens ne sont pas autorisés à jouer dans la rue. Dans les faits, tous évoquent une présence autorisée à un même endroit de « 15 à 20 minutes ». Mais la règle est davantage implicite. Le site de l’Eurométropole de Strasbourg indique simplement « qu’une mesure acoustique est nécessaire pour objectiver les bruits provenant d’activités professionnelles, culturelles, sportives ou de loisirs ». Et puis c’est tout.
Pour Paul Meyer, adjoint au maire en charge du tourisme pour la Ville de Strasbourg, ce manque de clarté tient à un désintérêt des pouvoirs publics. Il laisse entendre son agacement :
« Personne ne sait vraiment ce qu’il en est de cette règle des 20 minutes, un peu absurde, et franchement confuse. Dans les faits, beaucoup de gens auraient la compétence de clarifier sur la question, mais rien n’est fait. Cela créé des incompréhensions, voire des différences de traitement entre musiciens. »
« Je veux étendre le droit de jouer dans la rue »
C’est en partie pour répondre à ce flou artistique qu’Isabelle Mahoudeau a créé l’Amac. La violoncelliste et présidente de l’association, détaille les ambitions du projet :
« Ce que je veux, c’est étendre le droit de jouer dans la rue. Le fonctionnement actuel écarte du panorama certains instruments, qui nécessitent une amplification. Moi-même, je joue du violoncelle électrique et à Strasbourg je ne pouvais pas jouer, puisque c’est interdit. Et puis en 20 minutes, on commence seulement à se mettre dedans. Là l’idée, c’est d’installer en partenariat avec la Ville des endroits où les musiciens puissent jouer deux heures, dans de bonnes conditions. À Barcelone, où j’ai joué pendant plusieurs années, ce type d’association existe déjà. Cela permet une jolie activité touristique, les gens parviennent à trouver une cohabitation. Je me suis dit qu’il fallait faire la même chose à Strasbourg. »
En partenariat avec la Ville
Elle a monté le projet en partenariat avec Paul Meyer, adjoint au maire en charge du tourisme. Pour lui, l’association est avant tout un moyen de valoriser les musiciens de rue :
« J’ai tout de suite été emballé par le projet. Les arts urbains méritent d’être défendus. Aujourd’hui, les gens confondent trop souvent les musiciens de la rue et la mendicité. Il ne s’agit pas de répondre à une commande politique, mais de développer la liberté des musiciens de rue. Cela ne changera rien pour ceux qui sont déjà installés, mais pourrait permettre à Strasbourg de profiter de nouveaux talents. Ce sont ces petits émerveillements du quotidien qu’il faut défendre dans notre ville. »
Un dialogue complexe avec les riverains et les commerçants
Encore faut-il pour permettre « ces petits émerveillements du quotidien » établir le dialogue avec les commerçants et les riverains. Ces derniers se plaignent parfois de la présence de trop nombreux musiciens de rue sous leurs fenêtres à Strasbourg, particulièrement dans le centre-ville. Marc Dime, est co-responsable de la brasserie L’Italia, et habite juste au-dessus de l’établissement, situé rue des Hallebardes. Accoudé derrière son bar, il laisse échapper son exaspération :
« Les musiciens de rue sont censés ne pas rester plus de 20 minutes à un même endroit. Dans les faits, ils restent deux heures et se sont toujours les mêmes. Ils jouent toujours les mêmes morceaux et viennent faire la manche sur nos terrasses, cela fait fuir les clients. L’état du centre-ville empire. Quant à la police, ils ne viennent faire appliquer la règle des 20 minutes que si on les appelle. Moi, j’ai arrêté de le faire. »
Alain, 77 ans, un des clients de la brasserie, surprend les propos et renchérit, après avoir fini son café :
« Moi j’habite aussi rue des Hallebardes. Les forces de l’ordre, je les contacte trois ou quatre fois par an pour me plaindre des nuisances sonores. Mais la police est passive… »
Fort heureusement pour la tranquillité des forces de police, tous les riverains ne partagent pas cet avis. Jean-Claude et Jean-Pierre, bouquinistes ou « marchands de rêve » selon leurs mots, s’installent dans le centre-ville trois à quatre fois par semaine. Ils côtoient régulièrement les musiciens de rue, comme le décrit Jean-Claude, 70 ans :
« Pour moi, on se complète plutôt. Quand il y a un amplificateur, c’est sûr que ça devient vite gênant, mais le dialogue est toujours possible. Ça fait partie de l’animation de la rue, alors on le tolère avec plaisir. Et puis, tous les musiciens ne sont pas à mettre dans le même sac… »
Les amplificateurs, bête noire de la municipalité
Pierrette Gunther-Saës, directrice-adjointe prévention et sécurité de la Ville, décrit les cas dans lesquels les forces de l’ordre interviennent :
« Les musiciens de rue à Strasbourg, c’est un vaste problème. Il y a de nombreuses doléances des riverains, parfois une dizaine d’appels par jour. Les contrôles de la police sont quotidiens, il y a aussi un travail de prise de contact avec les musiciens. Ils sont très souvent invités à se déplacer pour éviter la gêne abusive, mais ils reviennent dès qu’on a le dos tourné. Et puis, on n’a pas la montre en main, pour voir s’ils restent vraiment 20 minutes, du moment qu’ils sont là dans le mesure du raisonnable. Le seul cas dans lequel on verbalise, c’est lorsque les musiciens jouent avec un amplificateur. Là, c’est une amende de 68€ pour nuisances sonores. Je comprends les habitants du quartier, entendre occasionnellement ces musiciens et les subir toute la journée, ce n’est pas la même chose. »
Paul Meyer se défend de toute tentative de faire disparaître un certain profil de musiciens de rue, notamment ceux venus d’Europe de l’Est :
« Ce n’est pas à moi de juger si leur présence est bonne ou pas. Il y a de la mendicité dans les rues de Strasbourg, c’est un fait et c’est autorisé. L’association n’a en rien pour but de les déloger. Après, il faut reconnaître que les contrôles se font un peu à la gueule du client, il y a une part d’arbitraire. Il y a par exemple cet altiste roumain qui joue avec beaucoup de sensibilité, mais qui se fait systématiquement virer par la police. »
Vers une musique de rue de qualité
Un des enjeux affiché de l’association reste de faire entendre une musique de qualité dans les rues de Strasbourg, comme le décrit Isabelle Mahoudeau :
« Je veux ouvrir un espace aux musiciens qui sont dans cet espace intermédiaire entre débutants et professionnels, mais qui ont des choses à dire. Il y a dans des amateurs de bon niveau et des talents à découvrir. »
Pour recruter les musiciens et s’assurer de la qualité de leur prestation, la violoncelliste a mis en place un système de casting, qu’elle détaille :
« Les musiciens doivent avoir un répertoire un peu large d’au moins une dizaine de morceaux. Ils envoient une vidéo avec quelques-unes de leurs prestations, ou je passe les voir jouer pour les sélectionner. La seule exigence, c’est d’avoir un niveau musical correct. Jusqu’ici je n’ai refusé personne. J’ai juste émis une réserve sur un lycéen qui fait du beat box, en le prévenant que ça risquait de lasser les gens. Pendant le marché de Noël, Daym a fait un duo avec l’artiste Sywar, qui doit faire une première partie au Zénith bientôt… »
Manque de volontaires
Problème, le nombre d’inscriptions à l’association est jusqu’ici plutôt décevant. Les musiciens peuvent s’inscrire à des « week-end musicaux », pour jouer le premier dimanche de chaque mois. Lors du premier week-end en mars il a plu, en avril seuls « huit des 26 musiciens faisant partie de l’association se sont inscrits pour jouer ».
Le manque de notoriété de l’association entraîne aussi de petits cafouillages : 17 « spots » ont été définis à travers la ville, place Saint-Etienne, rue des Frères, ou encore Grand’rue, dans le cadre des « week-end musicaux » mis en place en partenariat avec la Ville. Mais les places sont souvent déjà prises par les autres musiciens de rue, comme le décrit Isabelle Mahoudeau :
« Lors du premier week-end d’avril, un groupe de l’Amac s’était inscrit pour jouer devant le restaurant la Corde à linge. Mais lorsqu’ils sont arrivés, la place était déjà prise. Quand c’est comme ça, on essaye de ne se fâcher avec personne, il suffit de discuter et les choses se passent bien. Et puis il y a des endroits déjà sur-sollicités, comme la place de la Cathédrale. Là, pour que ça se passe bien avec les autres musiciens de rue, on a décidé de ne pas installer de spot. »
Difficile également d’étendre le dispositif à plus d’un week-end par mois. Pour Isabelle Mahoudeau, c’est au niveau de la Ville que ça coince :
« Il n’y a pour l’instant pas assez d’inscrits pour développer le dispositif et inciter la municipalité à proposer plus de dates. Il y a des rendez-vous exceptionnels, comme le Marché de Noël, ou les jours de braderie. L’association peut aussi mettre en contact les musiciens et un commerçant qui voudrait faire une petite animation. Je ne fais que transmettre la demande. Il y a aussi quelques groupes qui sont venus vers moi en pensant que la mairie mettait en place un système pour payer les musiciens de rue, et qui ont été déçus d’apprendre que ce n’était pas le cas. »
La musicienne est attachée à ne garder qu’un rôle d’intermédiaire entre les musiciens et les commerçants.
Faire venir de nouveaux musiciens de rue
La violoncelliste reconnaît qu’elle manque de temps pour animer l’association :
« C’est très prenant. J’ai une vie à côté, des enfants. Et puis à la base, je l’ai fait un peu pour moi, parce que je voulais pouvoir jouer dans la rue à Strasbourg… C’est un plaisir particulier : lorsque les gens s’arrêtent dans la rue, c’est par choix. S’ils s’arrêtent pour deux ou trois chansons, c’est déjà un super succès, il faut savoir les happer. Ça demande aussi un vrai courage aux musiciens d’aller dans la rue pour offrir ce qu’ils font. »
Un objectif qui n’est pas étranger au parcours de la violoncelliste, qui a « laissé tomber le conservatoire à 25 ans, frustrée par le côté trop encadré du classique », avant de se mettre au violoncelle électrique et au looper à 37 ans. Une manière pour elle de « renouer avec le plaisir de la musique ». Plus que les musiciens de rue déjà installés, c’est finalement un nouveau public que l’association vise, comme le revendique Isabelle Mahoudeau :
« S’il y a un musicien qui joue du métal qui veut venir, c’est super. J’aimerais aussi faire venir dans la rue les musiciens qui ont pour habitude de jouer dans des bars, ou les jeunes du conservatoire. Ils pourraient utiliser la rue comme une scène pour une répétition générale. Ce serait aussi une manière de sortir de l’entre-soi des conservatoires. C’est presque un travail de pédagogie. »
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