Dans la salle d’attente de ce service des urgences, des photographies de la cathédrale de Strasbourg et des rues fleuries de la Petite-France, les patients échangent naturellement en français avec les infirmiers. Une scène banale penserait-on, sauf qu’elle se passe à l’Ortenau Klinikum de Kehl, en Allemagne.
Un nombre croissant d’Alsaciens choisissent de se soigner outre-Rhin pour bénéficier des avantages du système de santé allemand. David Axelos, chef urgentiste, est le premier à le constater :
« Il y a une nette augmentation des Français. Beaucoup ne se rendent pas compte qu’ils sont à l’étranger car la grande majorité du personnel est bilingue. Et à Kehl, un dixième de la population est française ».
Un IRM en deux jours
Au-delà de l’évidente proximité, la principale raison qui pousse les Alsaciens à traverser la frontière tient aux délais d’attente plus courts d’accès aux soins et aux équipement, notamment chez les ophtalmologues. L’édition 2011 du « Panorama de la santé » de l’OCDE montre en effet un accès aux médecins spécialistes sensiblement plus rapide en Allemagne.
Pour David Axelos, c’est un avantage indéniable :
« Il y a beaucoup plus de spécialistes indépendants dans l’Ortenau qu’en Alsace. Cela permet d’offrir un accueil plus rapide dans des conditions optimales. Pour passer un scanner d’imagerie à résonance magnétique (IRM) par exemple, on peut obtenir rendez-vous dès le lendemain ».
Une étude publiée en 2013 par le Centre européen de la Consommation (CEC) précise que le temps d’attente moyen constaté pour l’accès à l’IRM en ambulatoire était de 29 jours en Alsace contre deux à Kehl. La raison tient à un taux d’équipement supérieur côté allemand et au fait que plus de la moitié des appareils sont aux mains de cabinets libéraux, qui proposent des délais plus rapides que les services français.
Une spécialisation qui séduit
Par ailleurs, d’autres patients sont intéressés par les médecines non conventionnelles, à l’efficacité controversée, mais plus répandues comme spécialités outre-Rhin, tels que l’acupuncture ou le jeûne thérapeutique.
Bien souvent, l’initiative des soins à l’étranger ne vient pas des patients mais des praticiens français, qui redirigent leur patientèle vers leurs homologues allemands en fonction de leurs compétences. C’est ce qui a amené Roger et Catherine Biolchini, venus de Montbéliard, à consulter un dentiste kehlois :
« Notre dentiste à Strasbourg nous a conseillé de venir ici pour l’implant. C’est la compétence qui nous intéressait. Dès le premier appel, la secrétaire nous a mis en confiance et on a constaté que tout le monde parle français. Si on ne nous l’avait pas conseillé, nous n’aurions jamais traversé la frontière mais finalement, pourquoi pas. Pour avoir un rendez-vous chez l’ophtalmologiste, il nous faut entre 12 et 18 mois à Montbéliard. Si ça peut être instantané ici, on peut envisager de revenir en Allemagne ».
Et son nouveau dentiste de lui expliquer les différences de prix :
« Quand on prend un acte isolé, les tarifs entre les deux pays sont très similaires. Mais il faut bien faire la différence entre les régimes privé et public allemands. En Allemagne, un implant n’est pas remboursé mais les prix sont encadrés par l’État alors qu’en France, l’acte est côté en honoraires libres, d’où une variation plus ou moins importante selon les praticiens. D’autre part, en France le deuxième acte après la consultation est décoté de 50%. Pour toucher la part à 100%, le praticien donne souvent deux rendez-vous, ce qui occasionne des frais supplémentaires pour le patient ».
Intéressés par les techniques opératoires allemandes, les Français représentent 90% des patients du cabinet dentaire. Gilles Letournel, souffrant d’un kyste à la mâchoire, en témoigne :
« En France il n’y avait pas d’autre option que l’arrachage des dents. Ici, l’opération peut se faire sans recourir à un tel extrême. Le remboursement est un peu plus long mais ce n’est pas grave tant qu’il se fait ».
Une Europe de la santé en construction
L’Union européenne tend depuis la fin des années 90 à favoriser l’accès aux soins dans les autres États membres sur le fondement de la libre circulation des personnes et des services. La directive 2011/24/UE, transposée depuis dans le droit français, fixe la réglementation en matière de santé transfrontalière.
Ainsi les patients peuvent librement se faire soigner dans un autre État européen ou dans un État de l’Espace économique européen (Islande, Liechtenstein et Norvège) et être remboursés dans les mêmes conditions que si les soins avaient été reçus en France, sous réserve que leur prise en charge soit prévue par la réglementation française (article R332-4 du Code de la sécurité sociale).
Par exemple, les opticiens allemands sont autorisés à vendre des lunettes sans ordonnance, à la différence de leurs confrères français. Du coup, cette opération ne pourrait faire l’objet d’un remboursement par la Sécurité sociale sans passer par un ophtalmologue. La consultation est donc obligatoire pour se faire rembourser, mais elle peut se faire en Allemagne.
Quant aux soins lourds, nécessitant au moins une nuit d’hospitalisation ou des équipements de pointe, ils restent soumis à une autorisation préalable des caisses d’assurance maladie de l’État d’affiliation.
Mais malgré cette législation tendant à faciliter la mobilité, les soins à l’étranger sont encore loin d’être une démarche naturelle et généralisée. Il existe un manque de transparence sur le coût des actes et leur remboursement du fait des différences entre les systèmes d’assurance sociale. La technicité du sujet et la barrière de la langue constituent encore des obstacles pour les particuliers. Anne Dussap, responsable de formation à l’Euro-Institut, résume :
« Pour le moment dans les soins transfrontaliers, le patient part à l’aventure ».
Une pratique favorisant les économies d’échelle
Le rapport du CEC a évalué que les Français seraient gagnants à voir plusieurs secteurs coopérer davantage avec l’Allemagne, comme la gynécologie, la gastro-entérologie et l’ophtalmologie, tandis que les Allemands pourraient bénéficier des compétences françaises en matière de chirurgie de la main et de neurochirurgie.
Une gestion transfrontalière permettrait également de réaliser des économies d’échelle et d’éviter les équipements redondants. Pour l’heure, seules trois conventions de coopération ont été signées de part et d’autre du Rhin en Alsace avec l’Agence régionale de santé d’Alsace sur les soins d’urgence, les grands brûlés et l’épilepsie. L’ouverture de la clinique Rhéna début 2017 ouvrira la voie à de nouvelles collaborations.
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