Tout a commencé avec une convocation individuelle des salariés par mail, reçue le lundi de Pentecôte. Deux jours plus tard, les 20 salariés d’Alsace20 sont convoqués, un par un, dans le bureau « du big boss », alias Dominique Formhals. « Évidemment, recevoir ce genre de mail un jour férié, c’est un peu inquiétant. On s’est tous dit qu’il se passait un truc pas normal », raconte Charlie (tous les prénoms ont été modifiés) :
« On avait un ordre de passage. Chacun avait droit à cinq minutes dans son bureau. C’est là qu’il nous a annoncé qu’il décidait de partir à la retraite. Il a dit qu’il était encore en forme, mais qu’il avait pris de l’âge, et que vu la crise sanitaire, il voulait se retirer de la chaîne. »
Charlie, salariée d’Alsace20.
« Aucun de nous n’a songé à les lui racheter »
Lors de cet entretien individuel, Dominique Formhals propose à chacun de ses salariés de lui racheter ses parts. Il possède 58% de la holding Aquafi, propriétaire d’Alsace20. « Je crois qu’il est obligé par la loi de faire ça », glisse Emma, l’une des dix journalistes de la chaîne locale. Avant de confier :
« Aucun de nous n’a songé à les lui racheter. On sait bien que cette chaîne n’est pas rentable, et on est tous très jeunes. Je ne me vois pas racheter les parts de cette boîte, même si je l’adore. »
Les salariés sont certes un peu inquiets, mais Emma reste confiante :
« Je suis en quête de changement, donc je trouve que c’est bien. Et puis, en tant que journaliste, je sais qu’il y a la clause de cession qui me protège (elle permet au journaliste de rompre son contrat dès lors qu’il a connaissance de la vente de son media, ndlr). »
Mais les semaines suivantes vont semer le doute chez les salariés. Et l’amertume parfois.
La rumeur BFM gonfle, mais la direction ne moufte pas
Au sein de la rédaction d’Alsace20, journalistes, opérateurs, chroniqueurs, chefs de pub : personne n’est informé des potentiels candidats au rachat. Mais à l’extérieur des murs de la petite chaîne télé (qui se vante d’attirer plus de 500 000 téléspectateurs par semaine tout de même), c’est bien différent. Charlie raconte : « Une journaliste de la rédaction a croisé un jour un collègue sur le terrain qui lui a dit : « Alors, bientôt à BFM ? » ».
Et quand ce ne sont pas les collègues, ce sont carrément les élus locaux qui semblent avoir des infos. Eric Straumann, ex-député LR du Haut-Rhin glisse à une autre journaliste : « Alors, c’est signé avec BFM ? » L’actuel maire de Colmar explique à Rue89 Strasbourg avoir entendu cette histoire de rachat d’Alsace20 par BFMTV circuler dans les milieux médiatiques parisiens : « Je ne rappelle plus exactement qui m’a parlé de ça, mais c’est quelque chose qui se raconte à Paris. »
« Des rumeurs, mais en interne, rien pour nous informer »
Emma, elle, raconte avoir entendu d’autres rumeurs, sur un rachat par le groupe EBRA (propriétaire des DNA, ex-propriétaire d’Alsace20 jusqu’en 2012, ndlr) : « Il y a eu pas mal de partenariats depuis un an avec les DNA, et puis il y a eu des déjeuners avec les gens de EBRA, des rencontres… »
Charlie s’agace :
« On entend des rumeurs mais en interne il n’y a rien, pas de réunion, pas de mail pour nous informer. En tant que salariés, on reproche au patron ce manque de transparence. Ce n’est pas rassurant. On est une petite équipe, je trouve qu’on pourrait être tenus au courant des étapes, surtout avant les départs en vacances. Si ça se trouve, à la rentrée, tout change ! »
La jeune femme trouve la situation « délicate et bancale » : « Des gens à l’extérieur d’Alsace20 savent plus de choses que nous, on a un peu l’air ridicules. »
« BFM est comme tous, dans la course »
D’après nos informations, des discussions sont en effet en cours entre BFM et Dominique Formhals, mais le président d’Alsace20 assure « Rien n’est fait. » Il confirme en revanche : « Oui, BFM est dans la course, comme d’autres », avant d’expliquer que les derniers contacts avec Alain Weil (fondateur de NextTV, groupe propriétaire de RMC et BFMTV) datent de novembre 2020. « Après il y a eu le Covid, les confinements, etc. Nous n’avons pas eu de contact depuis », affirme Dominique Formhals. Autre changement : le 1er juillet 2021, soit huit mois plus tard, Alain Weil a quitté Altice, le groupe de médias qui possède NextTV.
Alors le patron alsacien tente aujourd’hui de trouver de potentiels acheteurs. Des acteurs locaux principalement, assure-t-il :
« J’ai contacté des industriels régionaux, on verra comment ils peuvent s’impliquer. Il y a aussi le groupe EBRA qui a les moyens, le groupe Figaro, beaucoup de journaux nationaux s’intéressent à la télé locale parce que le papier a une durée de vie limitée dans le temps, et que tout passe par l’image. On laissera la priorité à des investisseurs locaux, s’ils existent. »
Et s’ils n’existent pas ? Serait-il inquiet de vendre cette petite chaîne d’info locale au mastodonte parisien Altice ? « Non, je ne serais pas spécialement chagriné, glisse Dominique Formhals. Ce sont de grands professionnels. Quand on regarde BFM Lyon ou BFM Grand Lille, on voit qu’ils ont réussi à faire de la télé locale, une vraie télé pro. Ce sont les seuls en réalité. BFM ne sera pas un choix de dernier recours ! »
Alors, après BFM Paris en 2016, BFM Lyon en 2019, BFM Grand Lille en 2020, BFM DICI Haute Provence et Alpes du Sud en 2021, verra-t-on naître BFM Strasbourg d’ici 2022 ? Réponse de l’actuel patron d’Alsace20 : « Il faut voir la proposition qu’ils nous font en termes de grille de programme et de reprise de salariés, mais pour l’instant je n’ai rien eu. »
Un rêve d’indépendance financière jamais atteint
Officiellement, Dominique Formhals l’assure, il souhaite simplement vendre ses parts parce qu’il souhaite « prendre sa retraite ». Il est vrai que l’homme d’affaires est déjà très occupé entre Alsace20, sa société Aquatic Show qui organise depuis 1979 des spectacles de jets d’eau à l’international (20 millions de chiffre d’affaires en 2018 tout de même), et la Maison de l’Alsace à Paris qu’il préside depuis 2016. « À 66 ans, il faut savoir à un moment s’arrêter », confie-t-il pudiquement.
Arrivé en 2012 parmi les actionnaires de la chaîne, il avait racheté Alsace20 au Crédit Mutuel qui cherchait alors à s’en débarrasser. À l’époque, Dominique Formhals expliquait à Rue89 Strasbourg :
« C’est un pari sur l’avenir. Comme lors des radios libres au début des années 80, les instants passionnants, c’est maintenant. Après, quand les modèles sont établis, c’est de la banque… Je regarde aussi ce qui se fait aux Etats-Unis, là-bas les chaînes locales sont les plus regardées ! On peut tout à fait envisager des décrochages nationaux en France comme ça se pratique outre-Atlantique. Avec un peu d’effort de gestion, un peu de communication, un peu d’aide et une visibilité sur l’avenir, cette équipe a le potentiel pour réussir. »
Dominique Formhals, interrogé en mars 2012 par Rue89 Strasbourg au moment de son arrivée chez Alsace20.
Alors, que s’est-il passé en neuf ans ? « Ce pari sur l’avenir » a-t-il été tenu ? Le patron d’Aquatic Show fait part des difficultés du milieu : « Globalement, toutes les télés locales perdent de l’argent. Certaines font faillite, et personne n’a de trésorerie. Ce n’est pas une affaire qui se revend, ni qui se cède comme ça. En neuf ans d’exercice, nous n’avons jamais dégagé un centime de marge. J’ai toujours cru que nous pourrions un jour être financièrement indépendants mais nous n’avons malheureusement jamais réussi à atteindre cet objectif. »
Alsace20 est en effet financée à 50% par des contrats d’objectifs et de moyens, passés avec les différentes collectivités (Ville de Strasbourg, Ville de Mulhouse, Eurométropole, CEA), et à 50% par de la publicité. Budget total de fonctionnement de la chaîne de 20 salariés en 2020, selon Olivier Hahn le directeur général : 1,7 million d’euros.
Une chaîne tout juste à l’équilibre, mais « les salariés seront tous repris »
Le sujet de l’emploi des 20 salariés sera évidemment au cœur des négociations. Charlie semble défaitiste : « Je ne suis pas journaliste, donc oui, je pense que je suis plus menacée que les autres. J’aimerais juste savoir si je dois chercher du travail dès maintenant ou pas. »
Mais là encore, Dominique Formhals insiste : « Les salariés seront tous repris. » Le sexagénaire explique : « Mes deux principaux associés, Lionel Augier (directeur de la rédaction) et Olivier Hahn (directeur général) sont très impliqués, et ils tiennent ce bébé à bout de bras depuis des années. Il n’y aura pas de coup fourré et je ne partirai pas avant d’avoir vendu mes parts. » Olivier Hahn confirme cette bonne entente : « C’est grâce à Dominique que nous ne sommes pas morts il y a neuf ans. Je lui dis merci pour ça. Je lui fais confiance pour la suite, il va faire ça bien. »
Contacté, Philippe Antoine, le directeur des rédactions BFM Régions, n’a pas souhaité s’exprimer.
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