« Tous les avis que je reçois sont négatifs. » Dans un petit bureau de la mairie d’Ensisheim entre Mulhouse et Colmar, le commissaire-enquêteur Jean Schelcher passe néanmoins une matinée tranquille lors de sa permanence, lundi 15 juin. Une seule personne a déposé une observation en main propre. En raison des limitations sanitaires, seuls deux visiteurs à la fois peuvent entrer dans la mairie. Sur le bureau mis à la disposition du commissaire, les quelques 300 avis envoyés en ligne, imprimés aux côtés du dossier « Eurovia 16 Project » de plusieurs milliers de page, soit « cinq jours » de lecture.
Eurovia 16 est un vaste entrepôt logistique près de Mulhouse destiné à un géant du commerce en ligne, dont l’identité est tenue secrète (voir notre article). L’enquête publique s’est terminée à midi.
Jean Schelcher avait fini son enquête publique le 20 mars, avec très peu d’avis. Mais les ordonnances relatives au coronavirus ont eu un effet rétroactif et il a fallu la relancer pour 9 jours en juin. Avec ce nouveau délai post-confinement, davantage de citoyens et médias ont pu prendre connaissance de ce projet gigantesque. Les réseaux militants de défense de l’environnement ont pu informer et mobiliser. « Près de 300 contributions, c’est d’habitude ce que l’on reçoit sur un plan local d’urbanisme, où chacun a son ressenti et son intérêt », note Jean Schelcher.
Cet ancien salarié du Cahr, l’agence de développement économique du Département du Haut-Rhin qui a fusionné avec l’Adira, rappelle que ce projet correspond à « une volonté qui a près de 30 ans » :
« Il y a un sentiment d’immédiateté, les citoyens ont du mal à comprendre comment on en arrive là. L’enquête n’émet qu’un avis technique sur le projet. Pour l’empêcher, il aurait plutôt fallu agir sur le SCOT (Schéma de cohérence territoriale) en 2012. »
Avant de dérouler l’orientation de la municipalité :
« Du point de vue de la commune, c’est un projet équilibré : une population vieillissante depuis la fermeture des mines et un ensemble de 500 logements, les Oréades (devenues Rives du Lac, ndlr), pour les nouveaux habitants qui travailleront dans cette zone industrielle, proche de l’autoroute. Les fouilles archéologiques et l’enquête faune et flore ont déjà été faites par la communauté de communes afin que l’entreprise puisse démarrer les travaux immédiatement. »
Un argument soulevé par les opposants pourrait néanmoins s’avérer davantage efficace selon lui, « les émissions des gaz à effet de serre engendrées par le trafic de camions. » De là à émettre une réserve, par exemple sur la flotte de véhicules générée par le futur occupant ? Réponse sous six semaines, après un nouvel échange avec le concepteur, puis la publication de son avis.
Un rassemblement en matinée
Dehors, peu avant dix heures, la place de la mairie s’anime. Des policiers municipaux et gendarmes surveillent les deux accès, tandis que des manifestants se regroupent.
Micro en main, la mulhousienne Cécile Germain, co-secrétaire régionale d’Europe Écologie – Les Verts (EELV) initie les prises de parole. « On dit qu’on est contre mais nous sommes aussi pour les circuits courts ou l’agriculture bio », lance-t-elle pour faire applaudir la quarantaine de personnes. Quelques unes sont regroupées autour d’une banderole, d’autres personnes plus âgées se tiennent à distance sur la place. Une quinzaine de membres des forces de l’ordre surveillent et font même poser les opposants pour les prendre en photo.
Effets du e-commerce, Amazon, démocratie locale, pollution, augmentation des cargos à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, parallèle avec le projet Amazon (confirmé) à Dambach-La-Ville, etc. Plusieurs aspects sont évoqués lors des prises de paroles. « Une enquête publique apparaît en ce moment sur les panneaux d’information de la commune, mais pourquoi pas celle-ci ? » interroge Jean-Paul, habitant de la commune d’Ensisheim et membre d’Alsace Nature.
« Il y a le e-commerce tel que pratiqué par nos commerçants de proximité, qu’on a tous utilisé pendant le confinement, et celui prévu à Ensisheim pour des géants mondiaux », distingue Alain Diot, président d’Alternatiba Soultz et ancien premier adjoint (2014-2020) à Soultz Haut-Rhin, toujours en fonction à la communauté de communes. Il a déposé un avis défavorable. « Les commerçants locaux ne sont pas encore dans la mobilisation », note-t-il.
Un soutien de poids
Membre de la CLCV et engagée dans le collectif Destocamine, Josiane Kieffer annonce que « Corine Lepage a fait une communication à l’enquêteur via son cabinet d’avocat. » L’an dernier, l’ancienne ministre de l’Environnement a également décidé de s’intéresser au dossier Stocamine à Wittelsheim. « C’est bien qu’on ait des arguments juridiques solides avec une dizaine de pages, car Eurovia va devoir rendre ses observations », appuie Alain Diot.
Le candidat à la mairie de Mulhouse, Loïc Minery (EELV) s’est aussi rendu sur place. L’entrepôt pourrait s’inviter dans la campagne de second tour selon lui :
« Il y a ce projet et aussi Euro3Lys, un centre commercial près de l’aéroport de Bâle Mulhouse, que j’appelle notre mini-EuropaCity. Il me semble que la cabinet de Michèle Lutz (la maire sortante et candidate à sa réélection) est aussi convaincu que ces projets sont néfastes pour les commerçants de Mulhouse, mais avec Jean Rottner, on ne les entend pas pour autant… »
La zone d’activité n’est pas dans le territoire de l’agglomération mulhousienne (M2A), mais s’il était élu, Loïc Minery proposerait un « moratoire sur les extensions commerciales » et prendrait position contre ce projet, « au moins « symboliquement. »
L’autorisation de débuter les travaux doit être rendue par la préfecture du Haut-Rhin sous deux mois.
« Une part infime de la population »
Contacté, le maire, président de la communauté et vice-président au conseil départemental du Haut-Rhin Michel Habig (divers droite) relativise cette opposition naissante :
« Je trouve normal qu’il y ait des réactions, des questions auxquelles nous répondrons. Mais cette opposition n’est qu’une part infime de la population d’Ensisheim. »
Celui qui assure ne pas avoir « signé de clause de confidentialité » déroule sa logique :
« Beaucoup d’opposants pensent que le projet a six mois, alors que cette zone faisait partie du projet de reconversion des mines. Il y a eu nombre de concertations et procédures depuis 20 ans (schéma directeur, POS, PLU, PLU modifié, permis d’aménager) pour réaliser le parc d’activités par tranches et sans opposition à ces moments là. Au début, il y a eu l’arrivée de THK, ainsi que Mitsuhi qui a fermé au bout de 4 ans, puis plus rien avec la crise économique en 2008. Depuis 4-5 ans cela repart et ce projet serait la septième implantation. Le taux de chômage dans la zone était de plus de 10%, et a baissé à 8%, mais au Département on voit les demandes de RSA repartir à la hausse depuis la Covid. Le parc prévoit un ratio de 50 emplois par hectare qui est largement dépassé avec Eurovia 16. Si ces investissements ne se font pas là, ils se feront ailleurs. »
Une visite sous surveillance
Après la manifestation, une poignée de participants se rendent dans la zone industrielle pour estimer l’emprise à vue d’œil. Le long des champs, le chantier de la nouvelle route, plus large, est déjà bien avancé.
Pour se rendre compte de la taille d’Eurovia 16 Project, ils regardent le chantier de son voisin, Eurovia 15. La société allemande de vente en ligne de pneus Delticomm exploitera 103 505 mètres-carrés. Eurovia 16 souhaite un peu moins du double, 189 652 m² et une hauteur de 23 mètres, contre 14 pour Eurovia 15.
La visite d’une vingtaine de minutes s’effectue sous la surveillance de plusieurs gendarmes, qui ont mobilisé deux voitures.
Chargement des commentaires…