En tapant sur Google « les Alsaciens n’aiment pas », la première suggestion du moteur de recherche est « les Lorrains ». Et sur les réseaux sociaux, les commentaires vont bon train depuis qu’il est question de fusionner les deux régions, notamment sur la page d’un groupe Facebook opposé à la réforme territoriale :
Mais d’où viennent ces rancœurs et ces méfiances ? Pour Bernard Schwengler, professeur et politologue de l’Ovipal, les deux régions ne se connaissent pas assez :
« Que l’Alsace et la Lorraine émettent des réticences à s’abandonner l’une à l’autre, c’est normal, d’autant plus qu’on parle d’une fusion, et non pas d’une simple coopération. Surtout, l’Alsace et la Lorraine sont deux régions qui ne se connaissent pas, elles se sont développées dos à dos. Premier décalage : le duché de Lorraine entre en 1766 dans le royaume de France, soit près d’un siècle après l’Alsace qui, elle, est progressivement devenue française suite à la signature en 1648 du traité de Westphalie mettant un terme à la guerre de Trente Ans. Ensuite, elle se sont développées de manière distincte. Aujourd’hui encore, elles n’ont pas le même passé industriel. La Lorraine est marquée par la sidérurgie tandis que l’Alsace a s’est davantage tournée vers l’Allemagne pour ses relations économiques. Ces choix ont conduit les Lorrains à émigrer plus souvent vers l’Alsace pour trouver du travail que l’inverse. »
Au final, l’Alsace est perçue comme une région plus prospère que la Lorraine. En 2012, l’Insee classe l’Alsace 4e région française au classement du produit intérieur brut par habitant tandis que la Lorraine est 19e.
Divergences religieuses, révoltes et rivalités
L’antagonisme entre Lorrains et Alsaciens pourrait trouver ses origines au XVIe siècle, comme l’explique Jean-Noël Grandhomme, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Strasbourg :
« L’intervention militaire du duc de Lorraine durant la guerre des Rustauds en 1525 face aux paysans alsaciens révoltés a laissé des traces dans les mémoires. Les troupes ducales, composées de Lorrains, ont commis des massacres résultant en plusieurs milliers de morts côté alsacien. Après cet épisode, le Lorrain est perçu en Alsace comme celui à qui il ne faut pas faire confiance ».
Les Lorrains, perçus comme des traîtres au XVIe par les Alsaciens, en ont autant pour leurs voisins, des étrangers qui les gouvernent au XIXe siècle. Et Jean-Noël Grandhomme de détailler :
« Pour les Lorrains francophones, les Alsaciens ont longtemps été perçus comme des Allemands, ils ne se sentaient pas proches d’eux. Sous le Reichsland Elsaβ-Lothringen, né de l’annexion de l’Alsace-Moselle suite au traité de Francfort de 1871, Strasbourg est devenue la capitale de la nouvelle terre d’empire, les Lorrains ont eu du mal à accepter cette décision. »
Le Lorrain, bouc-émissaire préféré des Alsaciens
Aujourd’hui, l’humour a heureusement pris le pas sur les vieilles querelles. Mais les clichés survivent à travers des blagues bien connues, comme celle sur les oreilles pointues, conséquence d’un destin tout tracé pour les Lorrains. Pour Roger Siffer, directeur du restaurant-cabaret-salle de spectacle la Choucrouterie, le Lorrain reste le bouc-émissaire idéal :
« C’est une vieille tradition alsacienne que de se moquer de son voisin. Ça remonte aux révoltes paysannes, voire jusqu’à la bataille de Tolbiac en 496 entre les Francs et les Alamans. Le Lorrain est souvent présenté comme celui qui a des oreilles pointues, vit dans une région pauvre et vient dans une Alsace riche pour travailler. Jouer sur ces clichés fait toujours autant rire. Dans un sketch à venir, on prévoit de raconter l’épopée d’un couple d’Alsaciens qui tombent en panne en Lorraine… »
L’Alsacien, arrogant et victime d’un complexe de supériorité
L’écrivain Louis Engel a carrément consacré un ouvrage à ces préjugés, La fabuleuse invasion de l’Alsace par les Lorrains, paru en 2011. Les Alsaciens y sont perçus comme des êtres arrogants, se sentant supérieurs aux Lorrains. Inversement, les Lorrains font l’objet de moqueries sur leur pauvreté. L’ouvrage a été tiré à 1 500 exemplaires et 1 400 ont été écoulés en cinq mois… Selon l’auteur, né en Moselle d’un père lorrain et d’une mère alsacienne, les deux régions se rejoignent plus qu’elles ne s’opposent :
« Les gens, qu’ils soient Alsaciens ou Lorrains, ont globalement apprécié l’ouvrage. Certains Lorrains sont même venus racheter un exemplaire pour l’offrir à un membre de leur famille en Alsace afin qu’ils en rient tous ensemble ! »
Un second livre est en préparation, mais cette fois, ce sont les Alsaciens qui iront chez leurs voisins. Entre temps, peut-être que tout ce monde là habitera la même région.
(Édité par Pierre France)
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