L’élection présidentielle de 1995 a été largement commentée en Alsace pour une raison simple : le vote Front National (FN) y fut plus fort qu’ailleurs.
Les chiffres d’alors l’illustrent parfaitement : le parti d’extrême-droite totalisait dans la région un peu plus de 25% des suffrages exprimés, et même les électeurs de Strasbourg avaient accordé 20% au FN. La carte suivante montre les différentes zones de force du parti lors de ce scrutin :
L’Alsace bossue et le pourtour de Haguenau font partie de la fourchette haute des votes FN dans la région. Plus au sud et avec des pourcentages un peu moindres, on trouve des communes des vallées de la Bruche et de la Mossig. Les scores de communes comme Sarre-Union (33,3%, soit 568 électeurs), Bouxwiller (34,2%, soit 714 électeurs), Schirmeck (27%, soit 316 électeurs, Wasselone (30,4%, soit 834 électeurs), Soufflenheim (35,7%, soit 856 électeurs) ou Kruth (35,3%, soit 218 électeurs), montrent bien la capacité du FN à séduire un électorat rural. Comme le soulignait le sociologue Alain Bihr, auteur de Le spectre de l’extrême droite. Les Français dans le miroir du Front national, dans un de ses articles :
« La percée remarquée du FN dans les campagnes alsaciennes s’est d’abord effectuée dans les zones d’élevage (au premier rang desquels l’Alsace du nord et les vallées vosgiennes), affectées dès le milieu des années 1980 par les modifications de la politique agricole commune sur les quotas laitiers. »
Bernard Schwengler, auteur d’une thèse sur le FN en Alsace, complète ce constat, en expliquant que l’Alsace avait de l’avance sur d’autres régions du pays :
« À partir de la fin des années 1980, la composante urbaine du vote Front national a décliné et le vote Front national est devenu de plus en plus un vote ouvrier et un vote rural. Ces deux dimensions du vote FN sont d’ailleurs complémentaires car, hors banlieues des zones urbaines, la composition socioprofessionnelle des zones rurales est beaucoup plus ouvrière que celle des zones urbaines. Or cette évolution du vote ouvrier vers le Front national s’est effectuée plus tôt en Alsace que dans d’autres régions de France.
Par la suite, au fur et à mesure que le vote ouvrier pour le FN augmentait dans d’autres régions de France, l’écart entre les scores alsaciens et les scores moyens nationaux pour ce parti se sont réduits. »
L’exception mulhousienne
Le Haut-Rhin présente également de forts bastions FN repérables dès 1995, notamment avec une large bande de communes allant de Sewen à Kembs, en passant par la vallée de la Thur et Mulhouse. La deuxième ville de la région en nombre d’habitants fait figure d’exception depuis 30 ans avec son vote FN. Alain Bihr relevait déjà dans les années 1990 toute l’incertitude sur le lien entre l’importance d’une présence d’étrangers et vote FN en Alsace. Si dans les petits fiefs ruraux du Bas-Rhin, on observe des pourcentages d’étrangers faibles malgré des votes FN parmi les plus hauts (en 2011, 7% à Sarre-Union et Soufflenheim, 5% à Bouxwiller, 1% à Grandfontaine et Oberbronn), c’est l’inverse qui se produit à Mulhouse, commune très urbaine où un nombre d’étrangers parmi les plus hauts de la région (20% en 2011) correspond à de hauts scores du Front national.
À l’échelle communale, il n’y a en réalité aucune corrélation entre le pourcentage d’étrangers en 2011 et le vote FN en 2012 en Alsace. Autrement dit, rien ne permet de conclure qu’un nombre important d’étrangers dans une commune se traduit par un haut résultat du Front national. Le chercheur de l’Université Jules Vernes Joël Gombin établit des liens beaucoup plus forts avec le vote FN en prenant en compte les revenus moyens et les inégalités de revenus :
« Le vote FN est fortement corrélé (et probablement de plus en plus) à ces deux facteurs : plus le revenu moyen est faible, plus le vote FN est élevé, et surtout, plus les revenus sont inégaux, plus le vote FN est élevé. »
Or, comme le montrait le palmarès des villes françaises les plus inégalitaires établi par l’Observatoire des inégalités en 2011, Mulhouse était à la fois une des communes où le revenu mensuel médian était le plus faible et l’une des villes les plus inégalitaires du pays selon l’indice de Gini. Chose intéressante à relever : Strasbourg se trouvait également parmi les villes les plus inégalitaires de ce classement, sans pour autant que ça ne provoque de hauts scores du Front national.
Le mirage Alsace d’abord
Une piste souvent avancée pour justifier la baisse relative du FN en Alsace sur le long terme est la concurrence du parti régionaliste Alsace d’abord, créé en 1989 par l’ancien député FN Robert Spieler. Les chercheurs alsaciens réfutent cette hypothèse, tout comme Bernard Schwengler :
« Même s’il existe de nombreux points communs entre les discours des deux partis, sur l’immigration et l’insécurité notamment, les électorats du FN et d’Alsace d’abord sont bien distincts : quand Alsace d’abord est présent à un scrutin, les scores du Front national sont aussi élevés que lorsqu’il ne l’est pas. »
Malgré tout, on peut établir des zones de force géographiques assez similaires au Front national, comme lors des élections régionales de 2004 où Alsace d’abord avait dépassé les 9% :
Le paradoxe mérite quand même d’être souligné : dans une région connue pour son identité locale forte à l’instar de la Bretagne ou de la Corse, les électeurs préfèrent voter pour un parti nationaliste que régionaliste. Alain Bihr avançait comme explication l’existence d’une « identité négative » :
« Ce qui, pour le non Alsacien arrivant en Alsace (généralement en touriste) apparaît comme autant d’indices d’une identité culturelle vivante et riche (le dialecte, les villages coquets de la Route des vins, la cuisine, le folklore local) ne constitue plus qu’une coquille de plus en plus vide. […]
Autrement dit, le vote Le Pen en Alsace n’est pas l’expression d’un introuvable néo-autonomisme alsacien, une plainte contre le “trop d’État”, mais bien plutôt l’inverse : la plainte contre le “pas assez d’État” et l’appel à un État à la fois plus proche et plus stratège. Du même coup, le vote alsacien en faveur du FN apparaît moins exceptionnel. Comme ailleurs, par exemple dans la région Provence-Alpes-Cote d’Azur, cette autre terre d’élection du FN, il exprime essentiellement une “demande de France”. »
L’Alsace plus sensible à Sarkozy qu’à Chirac
Nicolas Sarkozy a en 2007 opéré une stratégie gagnante, en partie soufflée par son conseiller, le très droitier Patrick Buisson : récupérer de nombreux thèmes chers à l’extrême droite pour siphonner une partie de son électorat au premier tour, pour ensuite se recentrer et récupérer des centristes indécis. La perte du FN au niveau national fut impressionnante : qualifié pour le second tour à la présidentielle de 2002, le Front national perdait près d’un million d’électeurs en 2007.
Ce qui est intéressant à noter en Alsace, c’est que les plus grosses pertes pour le FN n’ont pas eu lieu dans ses bastions traditionnels. On peut l’observer sur la carte suivante, qui prend en compte les pourcentages d’inscrits, pour éviter les effets déformants de l’abstention :
On observe certaines exceptions, près de Haguenau, dans l’Alsace bossue, le canton de Schirmeck ou la vallée de la Thur, mais globalement, les pertes les plus importantes pour l’extrême droite se localisent à l’ouest et au sud de Strasbourg et dans une moindre mesure dans le Sundgau.
Mais en 2012, le retour de bâton de cette stratégie est sévère pour Sarkozy, et Marine Le Pen parvient au niveau national à largement effacer la contre-performance de son père cinq ans plus tôt (10,4%), en progressant de plus de sept points. Là encore, l’Alsace fait figure d’exception. Avec 22% des voix, Marine Le Pen obtient certes un meilleur score que son père en 2007 (14%), mais elle fait de moins bons résultats que lui en 1995 ou en 2002 (23%). Sarkozy semble avoir durablement imprimé sa marque sur certains électeurs frontistes, comme le détaille Bernard Schwengler :
« Avec Jacques Chirac, la droite traditionnelle n’obtenait pas des scores élevés en Alsace, ce qui par voie de conséquence favorisait les scores du Front national. Nicolas Sarkozy en revanche a obtenu des scores élevés en Alsace, non seulement en 2007 (36 % des voix) mais également en 2012 (33 %). De ce point de vue Nicolas Sarkozy a récupéré de façon durable en Alsace des électeurs qui votaient pour le Front national pendant les années 1990 et au début des années 2000. »
Ce constat est également partagé par Joël Gombin :
« L’époque du vote FN élevé en Alsace correspondait à un vote moins surdéterminé par la composition sociologique et davantage marqué par une forme de dissidence à droite. Curieusement, l’époque Sarkozy a marqué un rapprochement idéologique de l’UMP vers le FN mais des électorats sociologiquement de plus en plus distincts. Ce qui explique la baisse relative du parti en Alsace et sa hausse dans le Nord-Pas-de-Calais. »
Peu de militants, mais une base électorale qui s’élargit
Le succès du FN en Alsace ne fait aucun doute, mais ne se traduit pas par un engouement militant. Selon Alain Bihr, il illustre un syndrome de perte de soi : ce serait parce que les Alsaciens craindraient de plus en plus devenir des étrangers à eux-même qu’ils rejetteraient une image des étrangers fantasmée. Dès lors, le discours symbolique fonctionnerait mieux que l’encadrement militant, en particulier dans les communes rurales où on trouve très peu d’étrangers.
En 2014, ce constat pouvait également se faire en comparant les communes où le FN a eu de meilleurs scores que dans l’ensemble du pays en 2012, et celles où le parti présentait une liste pour les municipales :
Sur les 337 communes où le Front national aurait pu présenter une liste en bonne et due forme, il n’a pu en proposer au final que dix. Et certaines candidatures ont fait couler beaucoup d’encre : à Strasbourg, la première tête de liste FN a été remplacée par Jean-Luc Schaffhauser après une conférence de presse hallucinante, et la jeune tête de liste prévue à Rixheim a été aussi suspendue par le parti.
Malgré tout, le FN a montré lors des européennes qu’il pouvait mobiliser à des scrutins d’ordinaire délaissés par ses électeurs. Il bénéficie non seulement d’une meilleure mobilisation différentielle : une partie de ses électeurs qui n’était pas allée voter en 2009 l’a fait en 2014, tandis que l’inverse se produit pour l’UMP et le PS. En Alsace, le parti a mobilisé dans ses habituels bastions, mais pas seulement, comme on peut le constater sur la carte suivante :
Dans les années 1990, Alain Bihr avait identifié quatre crises pouvant expliquer la poussée du FN dans la région : celle de l’alliance entre la bourgeoisie et les classes moyennes traditionnelles, celle du mouvement ouvrier, celle de l’État-nation et enfin une crise de sens. Elles semblent encore aujourd’hui d’une grande actualité.
Aller plus loin
Quatre cartes proposées dans cet article ont été dressées en appliquant la méthode des quantiles. Chaque couleur s’applique au même nombre de communes (environ une centaine), et permet par exemple de voir en un coup d’oeil si une commune qui est parmi les 100 qui ont voté le plus pour le FN en 1995 fait aussi par des 100 où le vote FN a le plus progressé entre les européennes de 2009 et de 2004.
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