Le projet avait filtré de la bouche de Jean-Luc Heimburger, président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Alsace, lors de l’assemblée générale de l’association des commerçants, les Vitrines de Strasbourg, début novembre. Devant un parterre de commerçants, il annonçait alors un projet de « téléphone rouge » pour lutter contre « la problématique de la mendicité ».
À sa suite, Gwenn Bauer, président des Vitrines de Strasbourg, dénonçait dans son discours la « mendicité agressive » dans les rues et le « problème de sécurité et d’image » qu’elle posait. Le marchand de thés et chocolats se félicitait de la piste ouverte avec la Ville « d’un numéro dédié anti-sdf pour lutter contre les attroupements ».
À la CCI, on explique depuis que le projet n’est pas encore assez avancé pour communiquer et qu’il implique la police municipale. De son côté, la Ville confirme qu’un projet de numéro dédié est à l’étude mais que la réflexion est toujours en cours.
« Mieux cerner les problèmes »
Pour la Ville, l’objectif d’un tel dispositif est d’abord de recenser les difficultés des commerçants :
« Nous avons des remontées plus que régulières sur des problèmes rencontrés par les commerçants et liés à la présence de SDF à proximité, voire devant, leurs commerces. Disposer d’un numéro d’appel spécifique permettrait d’objectiver les informations, de mieux cerner les problèmes liés à chaque situation spécifiquement et bien entendu de les résoudre plus efficacement. Il s’agirait d’un dispositif pérenne et non lié à certains événements. »
Pour Gwenn Bauer, le projet doit cibler les attroupements agressifs :
« Qu’on s’entende : nous n’avons rien contre les personnes qui font la manche à la sortie des églises. Mais on voit en ville des attroupements réguliers, constants, qui donnent un côté sale à la ville composés de personnes qui, sous l’emprise de l’alcool, agressent les passants. »
Pour lui, il faudrait « aller plus loin » qu’une ligne téléphonique et que la Ville prenne « enfin un arrêté municipal anti-mendicité ».
Dans les campagnes, une ligne directe avec les gendarmes
La CCI n’en est pas à son coup d’essai en matière de prévention pour les commerçants. À l’automne 2014, elle a mis en place en partenariat avec la gendarmerie du Bas-Rhin une ligne « Alerte commerçants » à l’échelle du département. Le dispositif ne concerne pas Strasbourg, situé en zone police, et il est très différent de celui à l’étude pour la ville. Thierry Keller, président de l’association des commerçants de Saverne, explique :
« La gendarmerie a établi la liste des numéros de portables et des adresses des commerçants volontaires pour les prévenir par SMS des incidents type vols ou cambriolages. Le dispositif a surtout été utilisé pour des cambriolages de nuit, mais aussi dans de plus rares cas de vols en plein jour. Il n’a rien à voir avec la mendicité. »
« Le commerce, c’est le commerce »
À Strasbourg, ce ne sont pas les vols qui inquiètent le plus les commerçants que nous avons rencontrés. Ceux de la Grand’rue connaissent bien la difficulté de cohabiter avec les personnes en situation de mendicité agressive. Gabrielle est dans le métier depuis trente ans et tient aujourd’hui une boutique de vêtements de sport au milieu de la rue piétonne, non loin du carrefour avec la rue du Fossé-des-Tanneurs :
« En hiver, on les voit moins parce qu’il fait froid. Mais l’été, c’est vrai que c’est pénible. Ils s’installent à la terrasse du restaurant d’à côté, ils gueulent, ils accostent les gens. Cela ne donne pas une bonne image de la rue. L’été dernier, un SDF s’est installé devant la porte. Pas moyen de le déloger, il a fini par s’endormir. J’ai appelé la police, qui a eu du mal à le faire partir. Pour les clients qui entrent, ça ne va pas. Je n’ai rien contre eux, mais le commerce, c’est le commerce. »
Gabrielle assure qu’elle utiliserait le numéro dédié, même si d’après elle, les agents de police municipaux en vélo sont déjà très efficaces. La commerçante a leur numéro pour les joindre n’importe quand.
Les limites de l’action policière
Sabine tient une boutique de chapeaux plus haut dans la Grand’rue, tout près de la supérette dont les abords sont squattés régulièrement :
« C’est souvent très lourd. Le matin, ils sont encore à jeun et corrects. Mais une fois alcoolisés, les relations deviennent difficiles. C’est sonore. Ils braillent, les chiens aboient. Dans ma petite boutique, j’ai besoin de sérénité pour travailler, et je ne l’ai pas quand ils sont éméchés. Une partie de mes clients a peur. Cela m’arrive d’appeler la police municipale pour qu’ils fassent une ronde pour calmer les choses. »
Mais Sabine constate que la police a peu de moyen d’action :
« Ils ne font rien. Ils les dispersent cinq minutes puis ils reviennent. Je n’ai pas de remède miracle. »
Éric a dû s’habituer aux coups de sang des SDF. Sa boutique d’articles orientaux est juste en face de la supérette de la Grand’rue :
« Il y a sûrement des gens qui ne sont pas venus jusqu’à mon magasin à cause de leur présence. Mais je ne veux pas me focaliser sur les conséquences commerciales. Ce que je retiens, c’est surtout la difficulté de dialoguer avec eux et le risque de violence. Ça peut aller de quelqu’un qui urine à d’autres qui passent leur colère en brisant une vitrine comme c’est arrivé à ma voisine restauratrice il y a quelques temps. Moi je les vois tout le temps. Ce qui est parfaitement supportable pour quelqu’un de passage pendant trente secondes devient plus difficile quand vous le subissez tous les jours pendant des heures. »
Impliquer des acteurs sociaux
Éric confie n’avoir lui-même appelé au calme qu’une seule fois, par peur de ses propres réactions de violence. Il a aussi appelé la police pour des bagarres, mais n’ose pas trop la solliciter non plus. Pour lui, la réponse devrait être politique :
« Il faudrait un arrêté qui interdise les attroupements. Si les gens ont le droit de squatter par terre, que peut-on faire à part les déplacer ? Et puis, il devrait aussi y avoir une réponse en termes d’insertion. »
Si numéro dédié il y a, il espère qu’il impliquera aussi des acteurs sociaux :
« J’utiliserais plus facilement un numéro dédié plutôt que d’appeler la police. J’imagine qu’un tel dispositif permettrait de contacter des gens qui auraient une vraie connaissance du terrain, qui seraient capables de faire le tri entre les difficultés, de distinguer les problématiques de ces personnes. »
Ce qui impliquerait une mobilisation des services sociaux et des renforts dans leurs effectifs. Beaucoup moins simple à mettre en place qu’un numéro de téléphone.
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