Au bout du fil, Anaïs, 20 ans, est fébrile. « J’ai eu un numéro d’écrou… C’est comme si je pouvais être à nouveau emprisonnée très facilement », souffle-t-elle. À la fin de la manifestation contre la réforme des retraites jeudi 13 avril, la jeune femme est interpellée par des agents de la bac. Elle est alors suspectée d’avoir dégradé un abribus et volontairement dissimulé son visage. Lundi 17 avril, Anaïs sera condamnée au tribunal correctionnel pour le premier chef d’accusation, relaxée sur le second.
« Je ne comprends pas pourquoi ils m’ont maintenu si fort »
Dans une vidéo relayée sur les réseaux sociaux, la jeune femme apparaît à terre, au pied de deux agents de police identifiés par un brassard orange. « Je savais que j’avais fait quelque chose de mal, j’ai fait une crise d’angoisse », explique-t-elle. Moins d’une minute plus tard, Anaïs se relève et est embarquée dans un véhicule des forces de l’ordre. Elle se décrit comme anxieuse et « traumatisée » par deux précédentes gardes à vue.
« Je n’ai pas réussi à tenir le stylo pour signer le papier après ma fouille », poursuit-elle, « je tremblais ». Tout au long de sa privation de liberté, Anaïs rassurera pourtant les autres manifestants au commissariat : « Pour eux c’était la première fois, ils n’avaient aucune idée de ce à quoi ressemblait une cellule. »
Quelques minutes avant l’interpellation d’Anaïs, une quinzaine d’agents de la bac attrapent Jérôme, membre du service d’ordre de la CGT. Il est alors soupçonné d’avoir lancé une bouteille sur les gendarmes. Place de la République, quelques manifestants errent encore vers 17 heures le 13 avril et les forces de l’ordre jettent des grenades lacrymogènes pour les disperser. Le père de famille a enlevé son chasuble syndical un peu plus tôt mais il porte encore un masque pour se protéger des gaz.
« C’est la première fois que je suis arrêté », raconte-t-il au téléphone, encore bouleversé. La voix tremblante, il décrit les conditions de sa garde à vue :
« Il faut bien se rendre compte qu’on est présumé innocent quand on est en garde à vue. Pourtant ils n’ont jamais appelé ma femme. On a dû dormir sur du béton. Le petit matelas et la couverture qu’ils m’ont proposé sentaient l’urine, donc j’ai préféré avoir froid. C’est mon avocate qui a réussi à joindre mes camarades de la CGT, qui ont dit à ma compagne que j’étais incarcéré. »
Pas de proches au bout du fil
Jérôme et Anaïs n’ont pas pu parler à leurs proches, de leur interpellation jeudi 13 avril jusqu’à leur sortie de la maison d’arrêt de Strasbourg, lundi 17 avril au soir. « Mes interlocuteurs remettaient systématiquement ma demande à plus tard, il n’y a qu’en prison qu’on m’a à nouveau proposé d’appeler ma femme, mais je n’étais pas en état de le faire, j’étais trop fébrile », poursuit Jérôme. « J’avais le numéro de l’avocat de la CGT dans mon téléphone, mais je n’ai pas eu le droit de le contacter donc j’ai été conseillé par l’avocate commise d’office, qui a très bien plaidé ma défense », enchaîne-t-il.
Le partenaire d’Anaïs a tenté plus de 25 fois de joindre l’hôtel de police le lendemain de son arrestation. Des appels très brefs (quelques secondes) à chaque fois, comme en attestent les captures d’écran transmises à Rue89 Strasbourg. « Il a appris que j’étais en détention provisoire le jour de ma comparution immédiate », explique Anaïs, soit quatre jours après la manifestation.
Contactée par courriel, la police nationale du Bas-Rhin n’a pas donné suite à notre demande de précisions et a renvoyé Rue89 Strasbourg à la page du service public consacrée à la garde à vue. On y lit notamment que « la personne gardée à vue peut demander à communiquer avec un de ses proches par écrit, par téléphone, ou à avoir un entretien ».
Pas de soin en garde à vue
Toutes les personnes interrogées dans le cadre de cet article ont affirmé avoir été averties de leurs droits lors de leur arrestation, notamment de la possibilité d’avoir accès à un médecin. Le 13 avril, alors qu’il est tombé pendant son interpellation, Jérôme a la main en sang. Anaïs, elle, a mal au pied droit. « Un palet de lacrymo brûlant est tombé sur ma chaussure, ça a fait fondre ma chaussette », retrace-t-elle.
Dans les deux cas, les prévenus ont pu voir un médecin mais celui-ci ne leur a pas procuré de soin. « J’avais trop mal pour remettre ma chaussure, heureusement qu’il faisait froid en cellule, je pense que ça a apaisé la brûlure », estime Anaïs.
« En garde à vue, le médecin est là pour attester que l’état de santé des prévenus est compatible avec la détention », indique Me Bolla, l’avocate des manifestants interpellés. « Il peut faire des prescriptions, mais il n’a pas à prodiguer des soins », poursuit-elle.
Une détention inattendue
Après un passage devant la juge de la détention et des libertés environ 24 heures après leur interpellation, Anaïs et Jérôme apprennent qu’ils vont passer le week-end en détention. « Je ne m’y attendais pas du tout, je suis père de famille, employé depuis plus de 20 ans au même endroit, bien sûr que je me serais présenté au tribunal lundi », promet Jérôme : « Il y avait toutes les garanties pour me laisser rentrer chez moi le week-end. »
Pour Anaïs, souffrant de crises d’angoisses, le week-end a été particulièrement éprouvant. « J’ai dit à la juge que j’avais besoin de rentrer chez moi, d’avoir du calme, de retrouver mes repères, mon chat, mon copain… C’était vraiment pas nécessaire, cette détention », regrette-t-elle : « Ça m’a vraiment fait peur. »
La détention provisoire permet au procureur de demander qu’une personne interpellée soit incarcérée jusqu’à sa comparution immédiate, lorsque sa remise en liberté présente un risque. Six cas sont prévus dans la loi, parmi lesquels « empêcher une pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille » ou « garantir le maintien de la personne mise en examen à la disposition de la justice ». Sur une ordonnance que Rue89 Strasbourg a pu consulter, la juge justifie le placement en détention provisoire par la nécessité de « mettre fin à l’infraction » et « prévenir le renouvellement de l’infraction ».
Une exception, en principe
« La détention provisoire doit être une exception », précise Me Bolla. « J’ai été scandalisée et très étonnée par ces mesures, on a l’impression qu’il s’agit d’une consigne qui a été donnée au parquet et qu’il y a un désir de faire des cas d’école de ces interpellations de manifestants », estime-t-elle.
Une fois arrivés à la maison d’arrêt, dans la soirée de vendredi, « les surveillants ont eu l’air surpris de nous voir arriver et rester, ils ont plutôt l’habitude de voir des personnes accusées de délits plus importants que ceux pour lesquels nous attendions un jugement », estime Jérôme. Il passe le week-end en cellule avec un autre manifestant, avec lequel ils parlent longuement et s’épaulent dans l’attente.
« La cellule doit faire huit mètres carrés, c’était un vrai trou à rat avec aucune intimité. Les toilettes sont ouvertes, il y a une petite table où on ne peut même pas manger mais bon, il y a une télé pour avoir un peu d’information de l’extérieur. »
Jérôme, manifestant placé en détention provisoire
« Évidemment qu’on ne lâche rien »
L’après-midi du lundi 17 avril, près de 96 heures après leurs interpellations, les quatre manifestants sont donc présentés en comparution immédiate au tribunal correctionnel. Tous sont jugés coupables des violences qui leur sont reprochées et écopent de peines allant de travaux d’intérêt général à de la prison ferme.
Aucun n’a été interdit de manifester, malgré les réquisitions systématiques du parquet en ce sens, mais deux d’entre eux ont été condamnés à trois ans d’inéligibilité. « C’est embêtant car je suis représentant syndical depuis 2011 », souffle Jérôme. Inquiet, il a finalement découvert que cela n’impactait que les mandats publics. Il pourra donc se présenter aux élections professionnelles de son syndicat, en juin prochain. « Et de toute façon je vais continuer à manifester, c’est notre droit, évidemment qu’on ne lâche rien », conclut Jérôme.
« Ce qui s’est passé ce week-end m’a mis une énorme claque », admet Anaïs, « je ne m’attendais pas à aller en prison ». La jeune femme est également militante féministe. Participer au mouvement social lui tient à cœur. Incertaine encore de retourner dans les cortèges, elle prévoit, si elle s’y résout, de se cantonner aux défilés syndicaux et de ne pas scander des slogans trop véhéments.
« lls ont réussi leur coup »
Jules (le prénom a été modifié) a lui aussi été interpellé suite à la manifestation du 13 avril pour « participation à un regroupement illégal avec arme et incitation à la rébellion ». Il a été libéré après « 46 heures et 45 minutes » de garde à vue. L’enquête est encore en cours, il sera prévenu des suites par courrier. L’étudiant strasbourgeois de 22 ans nie avoir commis les actes qui lui sont reprochés. Si sa garde à vue a été si longue, c’est selon lui parce qu’entre son interpellation et son audition par un officier de police judiciaire se sont passées 44 heures. Il a ensuite été libéré et n’a pas été emmené en détention provisoire.
En principe une garde à vue dure 24 heures et peut être reconduite de la même durée pour certains motifs. « Je ne suis pas sûre que l’incapacité matérielle d’auditionner un prévenu dans les temps justifie son maintien en garde à vue », estime Me Bolla.
Pour Jules, Jérôme et Anaïs, une chose est claire : ils ont été détenus longtemps car ils sont manifestants. « Et ils ont réussi leur coup, je compte rester en retrait lors des manifestations désormais », explique Jules, qui n’est pourtant pas mis en examen au moment de la rédaction de cet article. Lors du rassemblement lundi 17 avril, auquel il a participé, il dit avoir été mal à l’aise : pour la première fois depuis le début de la mobilisation, il a eu peur. « J’ai vu qu’on pouvait être arrêté pour rien, bien sûr que c’est effrayant et que je trouve ça injuste », assène-t-il.
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