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Affaire des silhouettes de Dannemarie : le Conseil d’État au secours de la gauloiserie

Avocat strasbourgeois, Antoine Matter commente la procédure juridique qui a émaillé l’affaire des silhouettes sexistes de la commune de Dannemarie. Et pour lui, la décision du Conseil d’État envoie un mauvais signal…

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Récemment, la commune de Dannemarie a fait les feux de l’actualité. Pour ceux qui ne sont pas au courant, il s’agit d’une commune alsacienne du Haut-Rhin qui a décidé de faire de l’année 2017 celle de la femme. A ce titre, la mairie a installé dans les rues et les places du village plusieurs dizaines de panneaux tels que des accessoires vus comme typiquement féminins, des éléments du corps féminin et plusieurs dizaines de silhouettes de femmes, à différents âges de la vie et dans différentes attitudes.

Or, le parti pris par la mairie dénote une vision très particulière et stéréotypée de la femme. Notamment :

  • la plupart des accessoires sont des sacs, des chapeaux ou des chaussures, comme si être femme se limitait à faire du shopping et à se faire belle (il n’y apparemment pas d’accessoires de travail),
  • les éléments du corps féminin sont des grosses lèvres exagérément pulpeuses (avec à l’occasion la langue dehors),
  • certaines silhouettes représentent les femmes dans des fonctions reproductrices ou carrément dans des poses lascives (femmes enlevant leur soutien-gorge, femmes couchées dans des positions suggestives ou assises sur une chaise les jambes écartées…).

Plainte pour atteinte à l’égalité homme-femme

Bref, des représentations très connotées quant à la vision de la femme et à son rôle dans la société. Et les réactions n’ont pas tardé. Notamment, l’association « Les Effronté-e-s » a saisi le juge administratif de Strasbourg selon la procédure d’urgence du référé-liberté, en demandant l’enlèvement des silhouettes. L’association estime en effet que celles-ci portent une atteinte grave à deux principes fondamentaux :

  • l’égalité entre les femmes et les hommes,
  • la dignité de la personne humaine.

Et ce en confinant la femme à ses attributs sexuels ou à son rôle reproductif, et en la réduisant à des stéréotypes « inspirés du modèle archaïque dominant ». Le fondement de la saisine est l’article L521-2 du Code de justice administrative, qui permet au juge d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale.

Les silhouettes telles qu’initialement installées par la commune de Dannemarie… (Photo Les Effronté.e.s)

Le détail de la décision du juge strasbourgeois

Appelée à se défendre, la commune de Dannemarie a notamment soutenu qu’il n’existait aucune atteinte à une liberté fondamentale du fait des panneaux, et que la demande de retrait se heurtait à sa liberté d’expression, liberté qui doit être appréciée d’autant plus largement qu’il s’agit d’œuvres artistiques (si tant est que ce terme peut s’appliquer à ces panneaux).

Par une décision du 9 août 2017, le juge des référés de Strasbourg a donné raison à l’association et a condamné la commune de Dannemarie à retirer les panneaux dans les huit jours, sous peine d’une astreinte de 500 euros par jour de retard. Le juge a notamment estimé que :

  • le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 indique que la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme, de sorte que l’égalité hommes-femmes peut s’assimiler à une liberté fondamentale relevant du juge des référés,
  • la loi du 4 août 2014 demande aux collectivités territoriales de mettre en œuvre des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les violences faites aux femmes et les atteintes à leur dignité ainsi qu’à lutter contre les stéréotypes sexistes,
  • les panneaux représentant des éléments du corps féminins, notamment les bouches, sont « grossièrement déformés ».
  • les femmes sont représentées « d’une manière caricaturale, réduites à un rôle de reproductrice, ou parfois même de façon graveleuse, dans des positions dégradantes, ainsi, notamment, de deux femmes en maillot de bain enlevant leur soutien-gorge, d’une femme très peu vêtue dont l’attitude suggère une situation de racolage ou encore de deux femmes dans une pose lascive »,
  • les allégations de la commune selon lesquelles ces panneaux ne représenteraient qu’une petite partie non représentative de la totalité des « œuvres » ne sont pas prouvées,
  • ces représentations « promeuvent une représentation dévalorisante de la condition féminine de nature à encourager des attitudes irrespectueuses à l’égard des femmes », de sorte que la commune de Dannemarie n’a pas respecté les objectifs fixés par la loi de 2014, allant même à son encontre,
  • la liberté d’expression n’est pas absolue et doit être conciliée avec les autres libertés, y compris le principe d’égalité hommes-femmes, qui doit primer en l’espèce compte tenu du caractère stéréotypé des panneaux.

La commune se voit donc priée de retirer les « œuvres ». Au delà du point de vue personnel qu’on peut avoir sur la question, le raisonnement du juge m’apparaît particulièrement limpide et élaboré. La décision est franchement agréable à lire, et on sent que le juge a travaillé son dossier. Notamment, il vise systématiquement les pièces de la procédure lorsqu’il fait référence aux silhouettes, ce qui n’est pas si courant, surtout en procédure d’urgence, et doit être salué.

Il est également intéressant de relever que le juge estime que le principe d’égalité correspond bien à une liberté fondamentale, condition permettant de saisir le juge des référés. Bien sûr, on peut trouver un peu étrange d’assimiler ce principe à une liberté, je parlerais plutôt d’un droit à l’égalité, mais la jurisprudence considère depuis longtemps que certains principes qui ne sont pas à proprement parler des libertés relèvent tout de même de cette catégorie. Un exemple est justement celui de la dignité humaine, point également soulevé par l’association. Et c’est tout à fait normal : s’il est vrai que le texte instaurant le référé-liberté parle uniquement de liberté fondamentale et non de droit, il s’agit plus d’une maladresse rédactionnelle que d’une restriction des pouvoirs du juge. Il n’y a pas de raison de limiter sa compétence aux seules libertés au sens strict. Lorsqu’un droit ou un principe fondamental est en jeu, il doit pouvoir intervenir, la philosophie étant la même : empêcher l’administration d’attenter à nos droits et libertés les plus sacrés.

Bref, tout ça pour dire que la décision du juge strasbourgeois tient la route. Mais la commune de Dannemarie n’a pas entendu l’appliquer et a saisi le Conseil d’État, juge administratif suprême, pour faire annuler la condamnation.

Une décision du Conseil d’État insatisfaisante

Alors, que nous dit le Conseil d’État ? Eh bien, l’exacte inverse du juge strasbourgeois. Dans une décision du 1er septembre 2007, le Conseil annule en effet la condamnation prononcée contre la commune. Et ce au termes d’une motivation qui m’apparaît particulièrement alambiquée et très peu convaincante.

En effet, en premier lieu, le Conseil nous explique que contrairement à ce qu’a estimé le premier juge, le principe d’égalité ne constitue pas en lui-même une liberté fondamentale, même si « certaines discriminations peuvent, eu égard aux motifs qui les inspirent ou aux effets qu’elles produisent sur l’exercice d’une telle liberté, constituer des atteintes à une liberté fondamentale ». Or en l’espèce, le Conseil estime que la commune de Dannemarie n’a pas été inspirée par une volonté de discriminer les femmes, et qu’il n’y a donc pas eu d’atteinte effective à une liberté fondamentale.

Deux choses posent problème dans cette argumentation. En premier lieu, le Conseil ne dit pas pourquoi il estime qu’il n’y a pas eu de volonté délibérée de discriminer et pourquoi il n’y a pas eu d’effet sur une liberté fondamentale. Il se contente de dire que cela « résulte de l’instruction », sans autre précision, alors que le premier juge citait précisément les pièces fondant son raisonnement.

Pour ce qui est du fond, c’est encore plus problématique. En effet, le Conseil nous dit que porter atteinte au principe d’égalité ne viole pas en soi une liberté fondamentale, sauf quand il y a une volonté de discriminer. L’égalité ne serait donc une liberté fondamentale que quand on veut la violer consciemment…

Le problème, c’est que cela n’a rien à voir avec ce que dit la loi : ce qui importe est de vérifier si l’atteinte est suffisamment grave, et pas de savoir s’il y a eu une intention de discriminer. Le texte n’aborde pas la question de l’intention, seul le résultat doit compter. Le Conseil ajoute donc une condition que la loi ne prévoit pas.

La loi visait pourtant à favoriser l’égalité…

Un raisonnement logique et beaucoup plus simple aurait consisté à dire dans un premier temps que la liberté invoquée est bien une liberté fondamentale, et ensuite, dans un deuxième temps, d’examiner la gravité concrète de l’atteinte. La volonté de discriminer n’a pas à entrer en ligne de compte et ne fait qu’ajouter de la confusion à la décision. On a l’impression que le Conseil veut ménager la chèvre et le chou en refusant d’ériger l’égalité en liberté fondamentale, comme s’il avait peur d’aller trop loin, tout en ne l’excluant pas totalement de la catégorie pour laisser une porte de sortie aux plaideurs… Le résultat n’est pas un modèle de clarté…

Surtout, le raisonnement passe à côté de la question et de l’objectif fixé par la loi de 2014, qui vise à favoriser l’égalité en luttant contre les stéréotypes. Or, on peut très bien véhiculer des stéréotypes de manière involontaire et avec les meilleures intentions du monde. C’est parfois même pire que le cas où quelqu’un affiche ouvertement et sans se masquer sa volonté d’attaquer une catégorie de la population.

D’ailleurs, quelle commune admettra ouvertement qu’elle a voulu heurter des sensibilités ? Comment le prouver ? En exhumant un e-mail privé ou une conversation téléphonique enregistrée à l’insu du maire dans laquelle il avoue sa détestation des femmes ? On le voit, le critère du Conseil d’État est impossible à satisfaire en pratique.

Mais le Conseil ne s’arrête pas là. Une fois évacuée la question de l’égalité hommes-femmes, il examine le deuxième argument de l’association, à savoir l’atteinte à la dignité humaine. S’il estime dans un premier temps que la dignité, contrairement à l’égalité, est bien une liberté fondamentale susceptible de relever du juge des référés, il considère que dans cette affaire, la dignité n’est pas atteinte au point de justifier une condamnation. Pourquoi ? Parce que même si certaines des silhouettes peuvent être perçues comme véhiculant des « stéréotypes dévalorisants », ou témoignant d’un « goût douteux », et « inutilement provocateur », cela ne suffit pas à caractériser une atteinte grave relevant du juge des référés. Là encore, on ne saura pas pourquoi, le Conseil se gardant bien de nous expliquer où se trouve le curseur…

La dignité humaine évacuée

Vous l’aurez compris, la décision du Conseil d’État m’apparaît extrêmement critiquable, non seulement quant à son résultat, mais surtout quant au raisonnement appliqué. Non seulement le juge n’explique pas clairement si l’égalité est oui ou non une liberté fondamentale, mais en outre, il invente une condition qui n’est pas prévue par le texte et qui est impossible à prouver en pratique, à savoir la volonté délibérée de discriminer. Quant à la dignité humaine, s’il y détecte bien une atteinte, il n’explique pas pourquoi elle n’est pas assez grave pour qu’il intervienne.

Quel que soit le point de vue que l’on peut avoir sur les silhouettes, on peut difficilement être satisfait par cette argumentation. Il aurait été autrement plus intéressant d’avoir une vraie mise en balance entre la liberté d’expression invoquée par la commune et la dignité humaine invoquée par l’association, ce qui ne figure absolument pas dans la décision alors que le juge strasbourgeois avait effectué une telle analyse.

Certes, il ne s’agit que d’une décision de référé, rendue dans le cadre d’une procédure d’urgence dans laquelle les pouvoirs du juge sont limités. Il est donc toujours possible de saisir le Tribunal administratif dans le cadre d’une procédure au fond, procédure dans laquelle le juge peut constater une illégalité sans avoir à se demander si elle est grave ou non. Le seul problème, c’est qu’une telle procédure peut durer des mois, voire des années, et que d’ici là, la commune aura sans doute retiré les silhouettes d’elle-même puisqu’elles ne sont pas censées être permanentes. L’intérêt sera donc uniquement académique…


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