Le 10 juillet 2018, le procureur de Strasbourg Yolande Renzi annonçait que Naomi Musenga, dont l’appel n’avait pas été pris en compte par une opératrice du Samu le 29 décembre 2017, était morte d’une « intoxication au paracétamol, absorbé par automédication sur plusieurs jours ». Une conclusion qui ne convainc toujours pas la famille de la jeune femme de 22 ans et pour laquelle Rue89 Strasbourg a montré qu’elle comportait plusieurs failles.
Au moment de rendre ses conclusions, le procureur s’est appuyé sur l’avis médico-légal rendu par l’expert judiciaire désigné par ses soins dans ce dossier : le professeur Jean-Sébastien Raul. Ce qui est assez normal étant donné que ce médecin est le responsable de l’Institut de médecine légale (IML). Mais l’IML est aussi un service… des Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS), dont la responsabilité est mise en cause dans cette affaire.
Être salarié d’un organisme et avoir à se prononcer sur celui-ci est la définition même d’une situation de conflit d’intérêts tel que le définit l’article R.4127-105 du Code de la Santé publique. Une situation qui interroge quant à l’impartialité de l’expertise du Pr Raul sur la mort de Naomi Musenga. L’affaire avait ébranlé l’hôpital, allant jusqu’à entraîner la démission du responsable du Samu en juin 2018.
Dans un tel cas, l’expert a-t-il la possibilité de se récuser ? Oui, assure-t-on à la direction du Conseil de l’Ordre des médecins du Bas-Rhin :
« Si le médecin expert a un parti pris pour l’une des parties, théoriquement, il doit se récuser. C’est non seulement son droit, mais c’est son devoir. Il est logique qu’on ne puisse pas être juge et partie dans une juridiction quelle qu’elle soit ».
Contactée, Yolande Renzi n’a pas souhaité détailler les options qui étaient à sa disposition pour éviter cette situation.
Pourquoi avoir mis en avant la thèse du paracétamol ?
À la fois professeur à l’Université de Strasbourg et praticien hospitalier (PU-PH), Jean-Sébastien Raul est reconnu comme étant l’un des cinq experts français du syndrome dit du « bébé secoué« . Depuis 2003, il est aussi inscrit sur la liste des experts judiciaires de la Cour d’appel de Colmar. À ce titre, il a déjà eu à rendre des expertises comme en 2015 au sujet du petit Lucas Cuntzmann, mort peu de temps après sa naissance. Il y a trois ans, son rapport avait conclu à un secouement du bébé et envoyé à tort le père en prison. Par la suite, la révision du dossier médical par le Pr Christian Marescaux (qui épaule aussi la famille Musenga) a convaincu les enquêteurs que le nouveau né était en fait atteint d’hydrocéphalie et conduit à la libération du père de Lucas deux mois plus tard. Malgré ce revirement, le parent est toujours mis en examen.
Dans le cas de Naomi Musenga, l’expertise du Pr Raul l’a amené à conclure en juin à une mort par intoxication au paracétamol que la jeune femme aurait elle-même ingéré en grande quantité. Une thèse qui écarte la responsabilité de l’hôpital en insinuant que la jeune femme s’est tuée toute seule.
Cette explication contredit les éléments d’un autre dossier médical, établi cette fois par l’hôpital directement après son décès. Cet examen concluait à une « défaillance multi-viscérale« , c’est-à-dire de plusieurs organes. Publié en mai 2018, ce rapport d’une autopsie réalisée en janvier se garde bien de conclure et évoque avec précaution un « stade précoce d’intoxication au paracétamol ».
De volontaires omissions ?
Le rapport d’expertise de 6 pages du Pr Raul, rendu un mois plus tard, en juin, et auquel Rue89 Strasbourg a eu accès, fait apparaître des éléments qui contredisent l’enquête menée par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Par exemple, les horaires d’arrivée des secours au domicile de Naomi Musenga indiqués par l’expert tendent à montrer qu’il n’y aurait eu aucun retard dans la prise en charge de la jeune femme. Au contraire, ceux mentionnés dans l’enquête de l’IGAS, qui s’appuie sur l’enregistrement des appels réceptionnés, mettent en avant un laps de temps plus important dans la chronologie des faits.
Le Pr Raul indique aussi qu’au domicile de Naomi Musenga, le Service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR) a procédé à l’administration d’une dose de morphine « par perfusion ». Or, une note du compte d’intervention du Samu mentionne une injection de 2 mg de cette substance par intraveineuse lente (IVL). Après cette injection en intra-veineuse, la jeune femme a fait un arrêt-cardio respiratoire conduisant à son transfert vers le Nouvel hôpital civil (NHC). Cette omission tendrait à atténuer une possible responsabilité du SMUR dans son intervention.
Des documents pas transmis à la famille…
Le service médico-légal dirigé par Jean-Sébastien Raul apparaît deux fois dans le rapport public qu’a produit l’IGAS sur cette affaire. Une première fois, les magistrats ont noté que deux des pièces du dossier médical n’avaient pas été transmises à la famille Musenga, qui cherchait à connaître les causes du décès de Naomi.
Mais étrangement, l’IGAS ne mentionne pas clairement la nature d’une des pièces manquantes ni le nom du service qui en a fait traîner la transmission. Et ce que les inspecteurs de l’IGAS désignent pudiquement comme un « examen complémentaire » est, selon nos informations, un examen toxicologique réalisé par le service de médecine légale.
… puis finalement envoyés après la médiatisation de l’affaire
Comme le corps de Naomi ne contenait plus de sang, les prélèvements ont été effectués au niveau de l’oeil et du liquide pleural (qui entoure les poumons). Résultat : aucune trace de paracétamol n’a été retrouvée dans l’oeil et un taux modéré du médicament été détectée dans le liquide pleural. Un élément important pour éliminer l’hypothèse de la mort par paracétamol. L’IGAS note qu’il n’a été transmis à la famille qu’au début du mois de mai, après la médiatisation de l’affaire.
Pourquoi avoir bloqué la transmission de ce document ? Les Hôpitaux universitaires n’ont pas souhaité répondre à nos questions, invoquant, comme le procureur, l’affaire toujours « en cours d’instruction ».
Autre occurrence du service médico-légal dans le rapport de l’IGAS : les magistrats ont expliqué que le choix d’une autopsie médicale avait été effectuée à la place d’une autopsie médico-légale (diligentée lorsque la mort est considérée comme suspecte, ndlr). Dans une note confidentielle, l’IGAS explique que le médecin légiste d’astreinte n’en voyait pas l’intérêt au vu des données de la patiente, mais recommandait de procéder à aux analyses toxicologiques décrites plus haut.
En tant que directeur du service médico-légal, Jean-Sébastien Raul pouvait-il ignorer ces faits lorsqu’il a été désigné expert ? Contacté, il n’a pas répondu non plus à notre proposition d’entretien.
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