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« L’Affaire Makropoulos » à l’Opéra du Rhin : vanité moderne de Janácek

L’Opéra du Rhin présente L’Affaire Makropoulos de Leoš Janáček jusqu’au 18 février, d’après une comédie de Karel Čapek et sous la direction musicale de Marko Letonja. Cet opéra, créé en 1926 à Brno, c’est la vision de la « modernité » singulière de Janáček, où la rythmique musicale prime sur la mélodie et où la promesse de l’éternelle jeunesse est vanité.

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L’Affaire Makropoulos à l’Opéra du Rhin (Photo Alain Kaiser)

L’Affaire Makropoulos est l’une des dernières œuvres de Leoš Janáček, avant sa mort en 1928. L’idée lui en est venue après avoir vu une pièce de Puccini et la comédie, du même titre, de l’auteur Karel Čapek. L’histoire emprunte au registre de la science-fiction pour décrire la course éperdue d’une femme, une diva, qui a déjà vécu 300 ans. Elle cherche à travers les documents d’un procès une lettre qui lui permettra de prolonger sa vie, – et sa jeunesse éblouissante-, de 300 années supplémentaires.

Sa longue existence l’ayant rendue indifférente à tout le sel de la vie, elle finit par se rendre compte que seule la mort pourra finalement lui offrir l’expérience qu’elle n’a pas encore vécue. Leoš Janáček, en adaptant la comédie de Karel Čapek pour l’opéra, passe d’une comédie de science-fiction à une tragédie moderne et singulière.

Emilia Marty, femme vampire

Il y a quelque chose du vampire chez l’héroïne de L’Affaire Makropoulos, Emilia Marty. Elle consume les personnes qui l’entourent par sa longévité et son indifférence, sa façon d’être au-delà de tous les atermoiements humains. Elle est désirée de tous, violemment, mais ne désire rien, si ce n’est le morceau de papier qui lui permettra de vivre encore plus longtemps. L’un de ses courtisans lui dira :

« Vous êtes excitante comme un appel au combat. »

Plusieurs d’entre eux désirent la tuer, posséder cette femme et son mystère. Sa liberté, -de ton et de mœurs-, son indépendance et son talent provoquent l’envie plus que l’admiration. Le texte de Janáček exprime avec précision ces rapports de pouvoir et de domination. On perçoit la victime chez cette femme que tout le monde veut posséder ou tuer, mais aussi une solitude immense dans sa façon d’embrasser son destin unique. Elle survit au milieu de « choses et d’ombres », ses enfants comme ses amants lui sont indifférents.

Janáček lui même, à la fin de sa vie, semble écrire qu’il n’y a finalement rien d’enviable dans le destin d’Emilia Marty, et que la vie sans la mort n’est qu’absurdité et vanité. Il n’y a pourtant rien d’enthousiasmant non plus dans les envies violentes et les agitations des autres protagonistes de la pièce. L’Affaire Makropoulos apparaît comme une œuvre crépusculaire, libérée dans sa musique et ses thèmes des traditions et des convenances, mais payant cette liberté par la proximité d’une mort inéluctable.

Les rouages du désir dans « L’Affaire Makropoulos » (Photo Alain Kaiser)

Un opéra décomplexé

Une autre version de L’Affaire Makropoulos a été créée à l’Opéra du Rhin (ONR) en 2011 dans le cadre du cycle Janáček initié par Marc Clémeur, directeur de l’ONR. Il y avait alors Friedeman Layer à la baguette, une autre distribution (en partie) et une partition légèrement différente. Janáček ayant écrit cet ouvrage à la fin de sa vie, certains spécialistes s’accordent à dire que certaines « erreurs » y persistent et que l’œuvre ne peut pas être considérée comme totalement achevée.

Elle a donc fait l’objet de « corrections » par le chef d’orchestre Charles Mackerras, et c’est cette nouvelle version de la partition que propose Marko Letonja dans la reprise de la direction musicale. Selon ce dernier, dans un entretien accordé à l’Opéra du Rhin le 5 janvier 2016 :

« Cette nouvelle édition apporte surtout un plus grand confort pour le chef d’orchestre, pour les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et pour les chanteurs. »

Nul doute en effet que cette partition demande une certaine virtuosité, rythmique en particulier, de la part des musiciens et des chanteurs, ensemble. Elle demande aussi une oreille éveillée et attentive de la part des spectateurs, pour suivre une composition souvent ardue. La musique accompagne en effet les paroles des chanteurs, sans mélodie, mais plutôt en suivant les inflexions et les intonations des personnages.

La pétillante Sophie Marilley joue « Krista » dans L’Affaire Makropoulos (Photo Alain Kaiser)

Contrairement à ses œuvres précédentes, Janáček évite aussi ici tout lien avec la musique traditionnelle tchèque, et multiplie les entorses aux figures musicales imposées. Marko Letonja (dans le même entretien que précédemment) décrypte cette singularité de Janáček, sa modernité à lui :

« Janáček ne fait pas ces choix par méconnaissance de la tradition mais, au contraire, avec la volonté de rechercher de nouveaux timbres et de coller au mieux aux intentions dramatiques. […] On trouve [dans sa musique] une variété incroyable de rythmes, parfois très complexes – des triolets, des quintolets, des septolets – qui sont parfois superposés voir imbriqués. »

Les chanteurs en tout cas se montrent à la hauteur du défi de Janáček, et il faut louer la performance de la chanteuse Ángeles Blancas Gulín (vidéo ci-dessous), mais aussi de ses collègues Martin Bárta et Sophie Marilley en particulier.

Artifices de la scène

La mise en scène de Robert Carsen, réalisée par Laurie Feldman, sert le propos de Janáček avec subtilité. Par un habile jeu de miroirs et de lumières, ainsi que par une façon simple et puissante de placer la coulisse sur scène et la scène hors de la coulisse, la mise en scène accompagne le passage du temps et ses inlassables répétitions. Les artifices du théâtre sont dévoilés tels quels, la séduction qui en découle aussi.

En déshabillant et en rhabillant régulièrement Emilia Marty, en la coiffant de mille parures plus éclatantes et fausses les unes que les autres, Robert Carsen ne laisse rien au mystère.

Parures et artifices de L’Affaire Makropoulos (Photo Alain Kaiser)

Ce secret dont tout le monde parle, cette magie du désir, il n’en reste rien. Il y a toujours cependant cette scène, ailleurs, avec ce public que l’on ne voit pas : l’inaccessible étoile. Ramassé et intense, L’Affaire Makropoulos tient sur un fil tendu entre une grande sécheresse humaine et formelle et une sorte de percée émotionnelle et musicale finale. Robert Carsen, dans un entretien avec Ian Burton le 28 février 2011, relate ce qui fait de L’Affaire Makropoulos une œuvre à part chez Janáček :

« L’Affaire Makropoulos […] ne vous ébranle pas jusqu’à la moelle comme le font les […] autres. C’est une œuvre inhabituelle : plus excentrique, plus élaborée, plus expressionniste. Elle n’est certainement pas réaliste ni naturaliste. Mais peut-être possède-t-elle ce noyau, d’une surprenante insensibilité au premier abord, parce qu’elle est comme son héroïne qui ne découvre qu’à la fin que son cœur bat, alors qu’il ne lui reste plus guère de temps. »

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