Il n’y a pour l’heure qu’un grand vide au nouveau port à conteneurs de Lauterbourg, dominé par un portique haut de 31 mètres qui seul, surveille l’asphalte du quai. L’équipement a été inauguré en novembre 2017, à grand renfort d’élus locaux ; sa mise en service est prévue « avant l’été ». Mais beaucoup d’eau risque encore de couler dans le Rhin avant que l’activité de cet équipement, d’un coût total de 18 millions d’euros (dont 4 M€ pour le portique), ne décolle réellement.
Une alternative à la saturation de Strasbourg
Le projet de développement portuaire de Lauterbourg ne date pourtant pas d’hier ; il était inscrit depuis 1976 dans les documents d’urbanisme, avant de faire l’objet de travaux au début de la décennie. Il se concrétise dans un contexte de saturation croissante des terminaux à conteneurs situés dans l’Eurométropole de Strasbourg.
Depuis plusieurs mois, les files de camions s’allongent en effet rue de Saint-Nazaire, à l’entrée du terminal Sud du port. Le constat n’est pas meilleur au port Nord, situé à proximité de l’ancien terrain Coop et bien occupé par le trafic ferroviaire.
La transformation du service d’exploitation du Port autonome en société de droit privé n’a pas assoupli les horaires d’ouverture des deux terminaux. La productivité du port s’en est ressentie et Guy Erat, directeur de Danser France, filiale d’un transporteur fluvial néerlandais, s’en plaint :
« L’an dernier, nous nous sommes retrouvé par deux fois avec 50 conteneurs sur les bras, qui n’avaient pas pu être embarqués à temps sur notre bateau. Les transporteurs routiers ont eux aussi perdu en moyenne une rotation par jour. »
Les terminaux actuels ne disposent d’aucun moyen de s’agrandir. Celui du bassin du Commerce s’inscrit au contraire dans une zone soumise à forte pression urbaine. Une situation qui fait craindre à certaines entreprises que l’ouverture du terminal de Lauterbourg prépare, à plus ou moins long terme, la fermeture de celui de Strasbourg Nord.
Des craintes que Jean-Louis Jérôme, directeur général du Port autonome de Strasbourg (PAS), cherche à tempérer :
« Oui, on va déshabiller Strasbourg pour mettre des conteneurs à Lauterbourg. Il y a un problème de congestion au terminal de Strasbourg Nord. Le danger, si on ne résout pas la question, c’est que tout le trafic qui emprunte aujourd’hui le Rhin passe par la route. Mais l’avenir du terminal n’est pas menacé. J’en veux pour preuve les nombreux investissements réalisés par des entreprises privées dans la zone centrale et la zone Nord du port. »
Un isolement qui peut coûter cher
En attendant un hypothétique transfert d’activité, le démarrage effectif du nouveau port à conteneurs prendra de toutes façons du temps. Si les opérateurs de lignes fluviales ont, pour la plupart, inscrit cette escale supplémentaire dans leur offre, aucun ne s’attend en effet à y développer un trafic régulier dans les prochains mois. Construire un quai et y installer un engin de manutention dernier cri ne suffit pas à faire venir les marchandises ; encore faut-il qu’il y ait un marché. Et à Lauterbourg, celui-ci est pour l’instant limité.
Car le rayon d’action du nouveau terminal est plutôt étroit, cerné au Nord et à l’Est par la frontière avec l’Allemagne. Même à l’heure du marché unique, elle reste présente, tout au moins dans les circuits commerciaux existants, qui n’envisagent pas une desserte du marché allemand au départ de Lauterbourg. D’autant que ce territoire est déjà bien pourvu en ports à conteneurs : Woerth et Karlsruhe se situent tous deux à moins de 20 km du terminal alsacien.
La région de Lauterbourg est elle-même pauvre en industries susceptibles d’utiliser le Rhin pour transporter leurs marchandises.
Pour Evelyne Hum, chef d’agence de Haeger & Schmidt, une compagnie de transport multimodal implantée à Strasbourg, Kehl et Ottmarsheim, l’équipement aura du mal à tourner à plein :
« Au-delà des entreprises de la zone portuaire (Eiffel, Rohm & Haas), Lauterbourg peut espérer capter des trafics plus au Sud, à Drusenheim (Dow Chemicals), Beinheim (Roquette), voire au Nord de Haguenau. On arrive à un total de 10 000 conteneurs maximum, loin des 40 000 conteneurs annoncés par le Port et très loin des volumes nécessaires pour amortir les coûts d’exploitation d’un tel terminal ».
Le nouveau port risque de faire face à d’autres difficultés durant son démarrage. Pas facile, notamment, d’amener les compagnies maritimes, à qui appartiennent les conteneurs, à mettre ces boîtes à disposition de leurs clients à Lauterbourg. Ces armements, déjà présents à Strasbourg, n’ont aucun intérêt à fractionner leurs stocks. Et faire venir les conteneurs vides depuis l’Eurométropole ou ailleurs coûtera cher, ce qui risque d’ôter tout intérêt économique au transport via Lauterbourg.
Au-delà, c’est toute l’organisation du « dernier kilomètre » (entre le port et le destinataire ou l’expéditeur de la marchandise), déjà bien rodée à Strasbourg, qui devra être mise en place pour assurer une certaine fiabilité au service.
Alain Maliverney, directeur de Logirhône, un organisateur de transport fluvial français, est aussi sceptique :
« L’expérience que nous avons pu vivre en région parisienne ou sur le Rhône montre qu’il est très compliqué de faire vivre des terminaux intermédiaires sur des axes déjà bien équipés. Dans le cas de Lauterbourg, les bateaux passent déjà devant. Mais les faire s’arrêter, c’est prendre le risque qu’ils ne soient plus à l’heure à l’escale suivante. Cela suppose aussi beaucoup de souplesse de la part du terminal, qui devra parfois charger ou décharger les conteneurs en pleine nuit. »
Un hôtel rue de la Paix ?
Comment et par qui le port à conteneurs de Lauterbourg sera-t-il exploité ? Sur ce sujet, l’autorité portuaire a longtemps hésité, amplifiant ainsi le sentiment d’incertitude des entreprises. Il faut dire qu’un premier appel d’offres lancé par le Port autonome de Strasbourg en 2011 et concernant à la fois l’équipement et l’exploitation du terminal s’était soldé par un échec. Lancé en pleine crise économique, le dossier n’avait alors rencontré que la frilosité des opérateurs. L’administration portuaire avait finalement pris sur elle d’équiper le quai.
Désormais prise par le temps, avec une ouverture du terminal annoncée « avant l’été », la direction du PAS a finalement indiqué que l’exploitation de ce dernier sera assurée, dans un premier temps, par Rhine Europe Terminal (RET), c’est à dire… la filiale du PAS chargée des terminaux à conteneurs actuels.
Une solution que Jean-Louis Jérôme veut temporaire :
« Je souhaite vraiment que RET se stabilise sur les terminaux historiques ; il n’est pas question de confier de façon permanente l’exploitation du terminal de Lauterbourg à cette filiale. »
La solution de moyen terme sera quant à elle déterminée dans le cadre d’un appel d’offres que le Port compte lancer en mars ou en avril, pour se laisser le temps d’en rédiger les clauses en fonction de son analyse du marché.
Monopoly sur le Rhin
L’opération est complexe. Elle s’apparente, à bien des égards, à une partie de Monopoly, dans laquelle le Rhin allemand et ses différents ports à conteneurs sont comme la rangée s’étendant de l’avenue de Breteuil à la rue de la Paix : tenus les uns et les autres par un même groupe, il devient cher, pour des opérateurs tiers, de s’y arrêter. Ainsi, pour pouvoir démarrer et se développer de façon pérenne, le nouveau terminal doit, d’une façon ou d’une autre, s’adosser aux entreprises génératrices de trafic sur le Rhin.
Mais le risque existe, pour cet outil situé sur la dernière réserve foncière de ce type encore disponible le long du Rhin supérieur (De Mayence à Bâle), que certains opérateurs ne s’y positionnent que pour éviter l’émergence d’une concurrence supplémentaire. La plupart des acteurs du marché aimeraient d’ailleurs que le nouveau terminal soit opéré selon une stricte neutralité.
Le Port est conscient de la difficulté et Jean-Louis Jérôme prévoit de garder un oeil sur la suite :
« Vu les investissements en jeu, le Port prendra certainement des parts dans la société d’exploitation. Par ailleurs, nous aimerions pouvoir attirer de nouveaux acteurs, différents de nos interlocuteurs habituels ; des logisticiens par exemple. »
La solution aurait pour mérite de faciliter un développement endogène du terminal, alors que l’Alsace souffre, depuis peu, d’une pénurie de surfaces logistiques. Mais il sera difficile d’attirer ces acteurs dans une zone au tissu industriel clairsemé et mal desservi par la route.
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