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À Niederbronn, un cimetière pour enseigner l’histoire à de jeunes migrants

À Niederbronn, le centre Albert Schweitzer organise des séjours franco-allemands autour du cimetière militaire. Ici, les chiffres et les dates ont laissé place à un parcours interactif sur le terrain. Dimanche 23 juillet, quatre Allemands et six jeunes migrants installés en France sont passés sur le site. Une manière de les familiariser avec l’histoire des deux pays.

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Ils sont dix, ce dimanche matin, dans la salle polyvalente du centre international Albert Schweitzer. D’un côté, quatre jeunes allemands de bonne famille. De l’autre, six ados d’un foyer parisien, la plupart arrivés en France depuis plusieurs mois et en attente de régularisation. Pour leur première journée de vacances, ils vont braver le vent et la grisaille sur le cimetière militaire de Niederbronn-les-Bains. Une manière concrète d’apprendre l’histoire des deux anciens pays ennemis.

Arrivés la veille de Thiais en région parisienne, Abdel, Yassine et les autres vont passer une semaine dans un cadre de carte postale. L’auberge du centre, coincée entre collines et forêts. Un séjour rendu possible grâce au partenariat scellé en octobre 2016 entre le centre et l’association Jean Cotxet. Un organisme d’Île-de-France en charge d’une quinzaine de foyers pour mineurs placés par la Protection de l’enfance.

Un accord fructueux. Il s’agit déjà du troisième groupe de passage à Niederbronn en moins d’un an. Moussa, un Malien qui a été de tous les voyages confirme, sourire amusé scotché au visage :

« J’aime bien le côté nature, c’est plus tranquille ici. L’histoire m’intéresse aussi, je connais le cimetière par cœur maintenant ! (Rires) »

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« On le fait par vocation humaniste »

Pour permettre à ces enfants de passer des vacances à la campagne, Bernard Klein, directeur du centre alsacien, a consenti de gros efforts :

« Un groupe de foyer demande plus d’implication qu’un séjour scolaire classique. D’abord, on mobilise plus d’animateurs et certains doivent rester la nuit en cas de problème. D’habitude ce sont les professeurs qui assurent cette veille. Ensuite, on pratique un prix réduit, on fonctionne à perte. Franchement, ces contraintes sont très dissuasives. Mais on le fait par vocation humaniste. »

Retour au rez-de-chaussée du centre.Élèves allemands et migrants en France s’habituent peu à peu l’un à l’autre. Aucun des deux groupes ne parle la langue de l’autre. Yassine, un grand gars de 17 ans, amorce un début de conversation avec Linus, son compagnon de chambrée. L’Ivoirien baragouine quelques mots de français prononcés “à l’allemande”. Une technique linguistique singulière qui porte ses fruits. Son interlocuteur, un petit Berlinois au visage poupon, lui répond avec des gestes et quelques mots de français. Loin d’être un handicap, cette situation est une aubaine, d’après le directeur :

« La langue française domine. Les jeunes migrants sont plus nombreux et plus âgés que les Allemands. Ils se retrouvent dans une situation où ils doivent intégrer l’autre. C’est très intéressant pour des gens qui cherchent eux-mêmes à se faire une place en France. »

« Faire parler le cimetière »

Face à ce petit monde, Michel Braesch, employé de l’association à Niederbronn et principal encadrant du séjour, donne le programme de la journée : visiter l’imposant voisin de la résidence le matin, des jeux collectifs en extérieur l’après-midi. Le cimetière militaire où reposent près de 16 000 soldats et civils allemands morts pendant les deux dernières guerres. Petite précision, le centre appartient au SESMA, l’organisme chargé d’entretenir les sépultures militaires allemandes. Et par ricochet, leur mémoire. L’animateur jongle entre son Français natal et un Allemand impeccable. Il s’empresse de calmer l’inquiétude qui se dessine sur certains visages :

« On ne va pas parler de grands chiffres, de théorie, on va s’intéresser à quelques histoires bien particulières. »

Michel Braesch travaille au centre Albert Schweitzer depuis 2014. Son leitmotiv, faire « parler » le cimetière. (Photo : Fabien Nouvène)

Car c’est là tout le credo de l’organisation. « Faire parler le cimetière, humaniser l’histoire », comme aime le rappeler Michel. Exit les visites incompréhensibles où l’on assomme le public de chiffres, dates, lieux et personnages plus ou moins célèbres. Les excursions se concentrent autour d’une dizaine de tombes caractéristiques. À elles seules, elles résument les destins des milliers de morts allongés là.

Une visite ludique

Avant de se rendre au cimetière, un jeu sert à aborder ces histoires : placer correctement des photos de monuments et drapeaux sur une carte de l’Europe. Les bonnes réponses rapportent des indices qui servent à identifier un défunt. Les réponses fusent, les débats s’engagent. À force de gestes et de mimes, on se met d’accord sur la localisation du Mont-Saint-Michel.

Les Parisiens excellent en géographie. Une connaissance qui trahit parfois un parcours mouvementé. Yassine, qui a quitté Abidjan en 2016, place la bannière italienne sur la botte. Le premier lieu transalpin qui lui vient en tête ? « Lampedusa ». Cette île où échouent des milliers de migrants partis des côtes libyennes, dont de nombreux Ivoiriens…

Mais le jeu reprend vite le dessus sur le passé. Indices en poche, la troupe part sur le cimetière, à un jet de pierre. Assis sur la pelouse taillée au millimètre près, Michel dresse les grandes lignes de l’histoire guerrière de la région. Sans trop de détails, juste de quoi se situer. L’ambiance est studieuse, les mines concentrées. Vient alors le moment de la visite.

Le mode opératoire ? Les jeunes retrouvent les différentes tombes qu’ils ont identifiées plus tôt. Là, au pied de chaque croix, un classeur rempli de documents raconte la vie de la personne décédée. Les jeunes le consultent et donnent un rapide résumé. On vous avait prévenu, ici on ne s’embarrasse pas de théorie superflue. L’important, c’est que le visiteur se sente concerné.

15 ans et déjà soldat

Et là-dessus, l’animateur a vu juste. La première pierre tombale recouvre le plus jeune soldat du cimetière. Karl Röhner, mort à 15 ans en 1945. Yassine et son compère Abdel, un Marocain qui a grandi près de la frontière algérienne, ont la mine grave. L’Ivoirien s’étonne :

« Il est super jeune ! À l’école on nous a dit que les enfants n’avaient pas combattu pendant la deuxième guerre mondiale. En Afrique, on ne nous donne pas de détails, juste quelques dates. C’est dommage parce que l’histoire de France, c’est un peu comme un film. Ils se sont battus pleins de fois avec les Allemands, et maintenant ils s’apprécient. »

Pendant la discussion, ils se sont déplacés sur la sépulture de Karin Goebel. Petite fille de 9 ans tuée à Sarreguemines par un bombardement allié. L’assemblée aborde la question des victimes civiles dans la guerre. Un thème d’actualité que les jeunes connaissent bien. Les noms de Syrie et de Libye reviennent souvent dans leur bouche. Seul l’écho d’une fanfare qui joue dans le village brise le silence presque religieux qui règne désormais. Passé ce moment d’émotion, il est difficile de se reconcentrer.

Karin Goebel, tuée par un bombardement à l’âge de 9 ans est enterrée sur le cimetière militaire à la demande de ses proches. (Photo : Fabien Nouvène)

Une tombe et un ministre

Tout au bout d’une rangée, une tombe scintille. Pas de phénomène surnaturel, mais des pièces de monnaie déposées sur le haut de la pierre. Ci-gît August Waigel. Une jeune allemande reconnait ce nom. Il s’agit du frère de Theodor Waigel, un ancien ministre des Finances, artisan de la création de l’euro. L’ex-membre du gouvernement a même inauguré le centre, en 1994. L’heure tourne, il faut clore la visite. Midi va sonner et l’appel du ventre commence à se faire sentir dans les rangs.

Mais avant de se mettre à table, petit arrêt par le musée du centre. Là, huit récits de personnages et des reliques sont exposés au public. Saturée, la majorité des adolescents ont la tête ailleurs et pensent entres autres au gratin dauphinois promis en début de journée. Sauf Abdel et Yassine, hypnotisés par les casques et autres effets personnels des soldats. Le premier, bientôt majeur (il va passer son permis le plus vite possible car conduire « c’est la liberté »), donne son sentiment. Les idées se bousculent dans la tête de ce jeune qui parle très bien Français après seulement une année dans l’Hexagone :

« On ne s’imagine pas ce que ça a pu être la guerre. Ça fait réfléchir de venir ici. Heureusement que maintenant, c’est fini. En France, on dit que musulmans et chrétiens ne s’entendent pas, mais au moins ici ils ne s’entretuent pas. Pas comme ailleurs… Espérons qu’il n’y ait plus de guerre. »

Michel, en retrait, profite de la scène. Mission accomplie pour ces deux-là.


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