Isabelle (tous les prénoms des victimes ont été changés) a 25 ans. Elle se souvient très exactement de la première fois qu’elle a rencontré Patrick Gerber, le directeur de la Maison des associations de Strasbourg (MDAS), 55 ans.
Alors qu’elle était en stage au sein d’une association hébergée par la MDAS, elle se voit proposer une journée d’observation, en vue d’un futur contrat de service civique. Le lundi 9 juillet, Patrick Gerber l’invite à déjeuner pour « lui expliquer le fonctionnement de la structure » :
« À chaque fois qu’on passe une porte, il me touche l’épaule, le bras, le bas du dos… Je me dis qu’il est naturellement tactile… Je n’y fais pas plus attention que ça mais une fois au restaurant, il se met à me parler de lui : qu’il est un homme libre, séparé de sa femme, qu’il faut profiter de la vie, qu’il se tape plein de filles, des jeunes, des vieilles, encore trois la semaine dernière… et même à plusieurs, ça ne lui pose pas de problème. Je suis très mal à l’aise, je ne comprends pas ce que je fais là mais je ne vois pas comment mettre fin à ce déjeuner : mon président à l’association a validé ce rendez-vous, donc je reste là comme une conne à l’écouter débiter son CV intime comme si nous étions en speed-dating… J’essaie de réorienter sur le contrat de service civique mais il me répond qu’on “verra plus tard.” À chaque fois que je m’avance, il en profite pour me saisir la main, pour me caresser l’avant-bras… J’essaie de ne pas lui donner d’occasion, je me recule contre le mur du restaurant le plus possible… Je me souviens que j’avais soif mais que la carafe était de son côté de la table… J’ai préféré y renoncer, j’étais tellement mal. À aucun moment on aura pu avoir une conversation professionnelle pendant ce déjeuner. »
« Les heures les plus longues de ma vie »
Mais ce n’était pas le pire, comme elle n’allait pas tarder à le découvrir. Patrick Gerber lui propose de prendre le café dans son bureau. Devant la machine à café, il met sa main au creux des reins de Isabelle :
« Là j’étais vraiment mal… J’étais tétanisée. Il avait pas besoin d’être aussi proche de moi. Il finit par s’éloigner et, alors que je me penche pour prendre mon sac sur une grande table ronde, il se place en face de moi et me dit qu’il “voit toute la bijouterie.” Et là, je me dis que je n’ai pas pu entendre ça. C’est pas possible. Je le regarde sans rien dire et il répète ! Et là, je ne sais pas quoi dire, je ne sais pas quoi répondre à ça… Puis il m’emmène, toujours en me touchant l’épaule, dans le bureau où va se dérouler une consultation juridique que je dois observer. Et là, j’ai passé les heures les plus longues de ma vie. »
Lors d’entretiens, Patrick Gerber conseille les adhérents de la MDAS mais à chaque fois qu’une personne s’en va, il en profite pour toucher Isabelle :
« Il m’installe à côté de lui, à chaque fois qu’il accueille les gens ou qu’il les raccompagne, il doit passer derrière moi. Et il passe sa main sur mon dos, sur mes épaules… J’ai compris plus tard qu’il faisait ça très consciemment, discrètement, parce que les gens en face de nous ne voyaient rien, mon corps faisait écran. Lorsqu’une personne s’est tournée pour prendre ses affaires, il en a profité pour me faire une caresse appuyée sur la tête ! Je suis pas bien, j’ai envie de vomir, j’ai envie de crier. Mais je fais rien de tout ça, je ne peux pas partir, il connaît mon patron, je saurais pas comment assumer… Et puis mes affaires avec mes clés sont restées dans son bureau, fermé à clé. Je suis en panique, dès que je vois qu’un entretien se termine, je sais qu’il va s’approcher et je ne peux pas me reculer à cause d’un petit meuble derrière moi. Et les heures ne passent pas… »
« Je vais pas te violer »
Cet après-midi de cauchemar finit par se terminer. Mais avant de laisser partir Isabelle, Patrick Gerber lui avoue que le poste dont il était question n’existe pas. Il a besoin d’une subvention et de l’accord d’une collaboratrice pour créer ce service civique. Puis il lui fait part de ses techniques très spéciales de management ouvert :
« Il me dit qu’il a besoin de discuter, qu’il n’est pas quelqu’un qui impose… Puis il ajoute : “c’est comme là, je vais pas te prendre ni te violer.” Et là encore, je reste interdite. Je ne sais pas quoi dire, je veux seulement en finir et me barrer de là. Mais il me dit “qu’on n’est pas pressé, qu’il n’est que 17h” et il me demande où j’habite. Je réponds vaguement “pas loin” et là, il pose une main sur ma cuisse et me dit que pour parler du service civique, on pourrait en discuter chez moi avec une pizza ! »
Le malaise et les larmes
Avec l’énergie du désespoir, Isabelle formule un « non » sonore, lequel arrête Patrick Gerber. Elle finit par récupérer ses affaires puis remonte à l’étage de son association. Et là, elle fond en larmes devant une de ses collègues :
« Je ne pouvais plus masquer le profond malaise que je ressentais. Je comprends à ce moment que ce n’était pas qu’une drague un peu lourde. J’ai tout raconté à ma collègue, qui me dit qu’elle aussi à eu une remarque sur son physique de la part de Patrick Gerber. »
Patrick Gerber tentera d’appeler Isabelle plusieurs fois sur son portable ce soir-là. Isabelle ne décroche pas, il lui envoie un sms : « bisous ». Trois jours plus tard, elle se rend au commissariat de police pour déposer une main courante :
« Je suis juriste, je savais que ce serait compliqué de porter plainte, il y aurait la charge de la preuve, etc. Mais je ne pouvais pas rien faire, alors j’ai fait ça… Mais j’ai mis longtemps à m’en remettre. Au travail, je pleurais sur mon clavier, le soir chez moi, je n’ai pas pu rester seule pendant plusieurs semaines… Je me sentais vulnérable tout le temps… Je tremblais de peur de le croiser dans les couloirs… »
Isabelle n’est pas la seule victime
Mickaël, salarié de la MDAS, le seul autre homme de la structure, fait le lien avec d’autres signalements qui lui sont parvenus. Il dit à Isabelle qu’elle « n’est pas toute seule » et en parle à Louise, une autre collègue de la MDAS. À ce moment là, Louise est déjà en délicatesse avec Patrick Gerber. Elle aussi a eu à subir des propos et des gestes déplacés. Elle décide que c’en est trop et qu’il faut agir.
Louise alerte alors le bureau de l’association gestionnaire de la MDAS, présidée par Mathieu Cahn, adjoint au maire (PS) en charge de la vie associative. Ce dernier met en place rapidement une enquête interne, auditionne l’ensemble des salariés de la MDAS ainsi qu’Isabelle.
« Je niais le problème »
Lors de ces entretiens, Louise explique ce qu’elle a vécu :
« Premier jour dans la structure, Patrick Gerber m’a aussi invitée à déjeuner, et moi aussi j’ai donc appris qu’il était libertin, qu’il voulait tranquillement “faire crac-crac” dans le jardin… et des questions sur ma vie personnelle, si j’avais quelqu’un dans ma vie, si mon coloc était amoureux de moi, si j’avais de l’intimité pour recevoir quelqu’un chez moi, etc. Je me suis promis de ne plus jamais déjeuner seule avec lui mais je suis restée parce que c’était mon premier poste intéressant. »
À 28 ans, Louise décide de s’accrocher :
« Il n’arrêtait pas de me faire des remarques déplacées, sur les femmes, sur moi, sur mes tenues. Ces regards inappropriés étaient constants Puis il m’a proposé de faire un tour des maisons des associations de France, juste tous les deux… Comme si ça allait arriver ! C’était permanent mais moi, je m’étais blindée, comme les autres collègues d’ailleurs, voire même des fois on en riait. Mais quand le témoignage d’Isabelle est arrivé, j’ai compris qu’en fait, je niais le problème. Ça devait s’arrêter. »
Eviter d’être seule avec le directeur
À partir de là, Louise ne parvient plus à venir travailler à la Maison des associations et se met en arrêt de travail. Entre temps, l’enquête interne dévoile d’autres faits qui lui font prendre conscience de la gravité, et surtout, de la récurrence des comportements de Patrick Gerber. Ainsi une service civique de 21 ans s’est entendu dire, alors qu’elle témoignait à Patrick Gerber de son envie de faire de l’audiovisuel, « qu’un certain type de film, quand on n’était pas trop pudique, était très bien payé. » Une autre s’est vu répondre, lorsqu’elle demandait comment réserver une salle, que « ça se passait sous le bureau… » Entre collègues, des stratégies sont mises en place pour éviter aux femmes de se retrouver seules avec le directeur.
Nathalie, salariée de la MDAS de juillet 2017 à janvier 2018, a aussi dû subir un déjeuner plein de remarques sexistes, et ce dès le début de son contrat :
« Il m’a dit qu’il était échangiste, qu’il aimait les femmes, qu’il m’avait choisie pour ce travail parce que j’étais la plus mignonne, qu’il retapait sa maison et qu’il m’y verrait bien faire des travaux en petites tenues, etc. Quand je m’en suis ouvert à d’autres salariées de la MDAS, elles m’ont dit que j’étais pas la première à qui ça arrivait… En gros, tout le monde le savait ! Une ancienne juriste de la MDAS m’a donné son numéro de portable en me demandant de l’appeler “s’il y avait un problème”. »
Pantalon et stratégies d’évitement
Nathalie est restée en pantalons durant tout son contrat et elle aussi a mis des stratégies d’évitement. Mais ça n’a pas suffi :
« Je commençais à me sentir mal. Durant l’été, la Maison des assos était souvent vide, je craignais de tomber sur lui. Fin août, je suis seule dans une salle de réunion et Patrick Gerber arrive. Il essaie de m’embrasser, je tourne la tête mais il insiste. J’avais peur, j’avais besoin de ce travail. Je sors en pleurant et je suis allée voir Louise, puis j’ai tenté de me laver la joue aux toilettes. »
Suite à cette agression, Nathalie et Louise prennent contact avec le Centre d’information des droits des femmes et des familles (CIDFF) qui propose notamment un accompagnement juridique. Pour les juristes du Centre, les faits constituent bien du harcèlement, mais sont, comme pour chaque affaire similaire, difficiles à prouver. Les harceleurs s’assurent bien souvent de ne pas être vus, voire de ne laisser aucune trace. On les prévient que la procédure sera longue et qu’elles « y laisseront des plumes. »
Dépitées, elles décident de ne pas porter plainte et de faire confiance au conseil d’administration et à l’inspection du travail désormais tous au fait des agissements de Patrick Gerber. Mise au placard, Nathalie anticipe son départ de la Maison des associations en décembre 2017, avant que l’enquête interne n’aboutisse. Mais elle reste en contact avec ses ex-collègues.
Fin août 2018, l’enquête interne livre ses conclusions. Douche froide. En tant que président, Mathieu Cahn annonce que « le bureau de l’association renouvelle sa pleine confiance à Patrick Gerber. » Un blâme lui est imputé et l’obligation de laisser la porte de son bureau ouverte. Louise, Nathalie et Isabelle sont abasourdies. Mickaël, qui a recueilli les témoignages de ses collègues, se sent quant à lui « méprisé. » Louise étudie alors les possibilités de quitter la MDAS et confie sa situation à une avocate. Me Amandine Rauch entame des négociations avec l’association gestionnaire. Ces négociations sont toujours en cours.
Mathieu Cahn : « Aucun fait qualifiable de harcèlement »
Joint mi-mars à propos de cette affaire, Mathieu Cahn considère qu’il n’y a pas de harcèlement :
« À l’issue de notre enquête, nous avons constaté que les faits dénoncés n’étaient pas qualifiables de harcèlement mais constituaient des propos ponctuels inadaptés et inappropriés dans un cadre professionnel, qui ont pu être mal perçus par les salariés. Nous avons donc rappelé le directeur à ses responsabilités et à la nécessité d’adopter un comportement strictement professionnel au sein de l’association. Il a été sanctionné par la plus forte sanction prévue par notre règlement intérieur avant licenciement. Cette sanction a été notifiée le 3 septembre. J’ai aussi lancé une démarche interne pour prévenir ce type de situation et accompagner l’équipe dans ce moment délicat. Cette démarche, en concertation avec l’inspection du travail, est à ce jour en œuvre et aucune réitération de faits de ce genre n’a été portée à ma connaissance.
Patrick Gerber : « J’ai été blanchi »
De son côté, Patrick Gerber se dit « dévasté » par ces accusations :
« Il y a eu une enquête interne, j’ai été blanchi. Ce sont des accusations qui cherchent à masquer une incompétence de la part de salariées… Je n’évoque pas ma situation conjugale lors des déjeuners professionnels, et d’ailleurs je vis depuis 7 ans avec ma femme et je suis présent tous les soirs. C’est vrai que j’aime bien connaître mes collaborateurs. J’ai compris que mes questions pouvaient apparaître comme déplacées… Bon, je crois que je suis tombé sur quelqu’un de particulièrement sensible… »
Sur la journée avec Isabelle, la stagiaire de l’association hébergée à la MDAS, Patrick Gerber dit « tomber des nues » :
« Nous n’étions pas seuls au restaurant lors du déjeuner. Pourquoi ne s’est-elle pas tournée vers notre voisin de table si elle était mal à l’aise ? Quand elle s’est penchée sur la table, je lui ai dit qu’on voyait sa poitrine oui, mais c’est pour sa formation. Si elle veut faire des consultations juridiques, il faut qu’elle sache comment se tenir ! C’était peut-être maladroit… Maintenant je ferai particulièrement attention. En tout cas, je ne lui ai jamais proposé d’aller manger une pizza chez elle ! »
Trois plaintes pour harcèlement sexuel
Quant à Louise, Patrick Gerber met ses propos sur le compte d’un différend professionnel. Une négociation est en cours quant à son licenciement, mais qui achoppe sur le montant des indemnités. Patrick Gerber rappelle qu’en « 30 ans de responsabilités, « aucune femme ne m’a jamais fait remonter quelque élément que ce soit sur des propos qui auraient pu prêter à ambiguïté. » Mais en 10 ans, depuis qu’il est directeur de la MDAS, aucun homme n’a jamais été embauché.
L’association gestionnaire a missionné un cabinet pour entamer une « médiation » afin de ramener une ambiance propice au travail au sein de la Maison des associations. Motif de la médiation inscrit au dossier ? « Un directeur au plus mal et désemparé. » Et ces femmes ? « Dégoûtées » au plus haut point et durablement marquées. Elles ont toutes les trois porté plainte contre Patrick Gerber pour des faits de harcèlement sexuel. « Pour qu’ils entendent et pour éviter que d’autres n’aient à subir la même chose. »
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