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Dilemme insoluble, évitement et contention, frôlement des êtres passionnés et collusion brutale des destins. Un thriller amoureux magistralement filmé qui met en scène nos fantasmes et toute la solitude dans laquelle ils nous enferment.
Quand la foudre frappe en plein coeur
En pleine désertion de lui même, Marc s’est investi dans une nouvelle appréhension de son existence. Avec Sylvie, tout devient possible. Du vide fondamental duquel il débarque, il se sent prêt à tout donner de sa personne pour aimer, pour aller vers cet autre dont il manque profondément. Le magnétisme «désespéré» qu’il dégage et qui ne fait aucun doute sur sa disponibilité, opère alors comme par magie. Dès l’instant où il a croisé le regard de cette jeune femme mystérieuse, il a conclu un pacte avec lui-même : il est déterminé à renouer avec le grand amour, et Sylvie succombe instantanément.
Mais le changement est brutal. Et le cœur de Marc que la passion a subitement mis au pas, se met à battre à un rythme qui excède largement celui de la réalité qu’il projette à l’idée de retrouver cette inconnue. Les systoles et les diastoles auront le dernier mot sur le rendez-vous qu’il a fixé avec elle au grand jour lors de cette virée nocturne. Il le rate pour cause d’infarctus, à l’instar de ce train loupé pour avoir laissé le temps passer. Tout est dit, le cœur de Marc a lâché dans la perspective du face à face avec cette femme trop brutalement investie de tous ses rêves, qu’il faudrait déjà faire descendre du Ciel des Idées, éternelles et immuables.
Cette muse, apparition nocturne, ce fantasme dont il ne connait même pas le prénom, on ne la croise peut-être jamais dans la vraie vie. Le film de Benoit Jacquot sera comme le scanner du cœur que Marc vient de passer, une décomposition par petites tranches de la manière dont la relation rêvée ou idéalisée, se donne les moyens de muter en réalité possible.
La bande annonce
Deux sœurs pour un « moi »
Marc a raté son rendez-vous avec l’amour de sa vie, mais malgré son infarctus, tout n’est pas perdu, son cœur s’est remis à battre « tout à fait normalement ». Un concours de circonstances complètement improbable va le surprendre. Sans savoir qui elle est, il rencontre quelques mois plus tard Sophie, la sœur de Sylvie qui comme elle, tombe éperdument amoureuse de lui le temps d’une soirée volée au hasard. Le scénario dont le rythme semble s’accélérer, insinue à de nombreuses reprises que Marc pourrait comprendre qui est Sophie, mais qu’il refuse de le savoir. Sophie lui a longuement parlé de sa sœur qui est tout pour elle, qui est ce qu’elle a de plus cher au monde. Mais la fameuse sœur qui est partie en Amérique n’apparait dans sa vie que de manière virtuelle.
Les indices se multiplient sur le drame qui s’avance de manière inéluctable, mais au lieu de résoudre l’énigme qui l’assaille, Marc demande Sophie en mariage. La tension monte pour le spectateur qui assiste impuissant à l’enfoncement des 3 cœurs dans ce quiproquo sans issue. La persistance avec laquelle Marc et Sophie s’acharnent à tourner autour de la bombe à retardement qui est posée entre eux fait de ce thriller amoureux une torture à petit feu, alors que le réalisateur joue avec les rythmes alternés d’un quotidien « très calme » de province, et la fulgurance de l’embrasement amoureux.
Une seule et même femme ou deux hommes en un ?
Dès le début, les sœurs ont été présentées comme inséparables, et attachées d’un amour inconditionnel. Sylvie et Sophie. Elles sont liées par la similitude de leurs prénoms et par une troisième femme qui n’a pas de nom, cette mère-parfaite qui règne sur leurs vies respectives -alors que l’absence de père ne fait pas question. Sans même que Lacan ait à nous le suggérer, on mélangerait bien les deux prénoms si proches de ces deux sœurs si fusionnelles, pour n’en faire qu’une seule et même personne.
Quelle femme ne voudrait pas présenter l’homme qu’elle a choisit à la sœur de son cœur ? Quel homme ne voudrait pas rencontrer celle dont il entend parler comme la personne qui vous est la plus chère ? À moins que cette femme absente soit celle qui fait de la femme qu’il aime son âme-sœur… Disons le autrement ; peut-être que Marc a inventé l’idée que Sophie soit cette sœur si proche de Sylvie, car Sylvie qui disparaît aussitôt après avoir été croisée dans le flou de la nuit, n’est qu’un fantasme inaccessible, celui dont on rate toujours le rendez-vous ? Quand à Sophie, elle devient la version possible de la femme idéale, celle que l’on rencontre en plein jour dans la réalité de son travail et des soucis techniques du quotidien.
Histoire d’un mensonge et vérité des sentiments
Le scénario est tout aussi banal que troublant, car malgré ses apparences complètement dénuées de logique et de réalisme, il ne raconte pas une histoire à laquelle personne ne pourrait croire. Il fouille jusque dans les retranchements inavoués de tous les aventuriers de l’amour perdu, désespéré ou aveugle, pour installer le fondement de ce récit sur les sables mouvants de notre imaginaire. Et il n’y a rien à justifier dans toutes les incohérences et l’absurde qui défile sous nos regards voyeurs, même si aucune réalité ne correspond à toutes les contradictions dont cette romance est truffée.
Pourquoi Marc ne dit rien de tous ses doutes à Sophie ? Pourquoi refuse-t-il de parler à Sylvie qui est en ligne sur Skype, ou de regarder les photos qui sont accrochées dans l’escalier ? Et ce briquet égaré depuis bien longtemps, qu’il retrouve chez la mère de Sophie, d’où vient-il ? Sylvie est cet hologramme qui ne prend de consistance qu’avec l’idée qu’elle aurait une sœur qu’il aime (follement) à sa place. Elle n’apparait d’ailleurs à l’écran que dans une image muette à la laquelle il ne peut rien dire, et qui s’approche de lui sans dire un mot. Sylvie est celle pour qui on abandonne tout sans réfléchir, car il ne s’agit surtout plus de penser, mais d’exécuter un plan qu’on s’est soi-même fabriqué de toutes pièces.
Mais la vie consomme tout nos montages, elle nous rappelle qu’ils n’étaient que des versions imaginaires d’une réalité devenue impossible à vivre sans tous ces aménagements. La voix off qui explique l’évidence du déroulement, résonne comme celle de ces contes qui font parler un peu plus fort tous nos fantasmes qui chuchotent. Elle récite le cours du destin comme une fable dont l’issue sera implacable.
Tous les mensonges ont leur fin, et c’est Marc lui même qui mettra son mariage en procès pour faux et usage de faux. Le maire qui a scellé leurs vœux n’est qu’un usurpateur de l’intérêt public. Et sa place n’est qu’un prête-nom pour bénéficier de ce qui ne lui revient pas. La métaphore filée est un peu soulignée, mais elle n’est pas dénuée d’intérêt car, encore une fois, c’est de notre émotion qu’il en retourne. Et plus le scénario rocambolesque progresse, moins l’on a envie d’adhérer à cette histoire qu’il nous démange à tout moment de corriger et de réécrire. La passion dévorante idéalisée comme le paroxysme de l’amour, ne serait rien de plus probable que cette fable toute cousue de fil noir.
Une distribution parfaite pour un film qui tourne bien rond
Si Marc voit double, c’est parce que sa vie est devenue trop simple. Il nous apparait comme isolé de toutes relations, et son cœur, bien trop tendre pour un inspecteur des impôts, bat dans le vide. Est-ce l’amour qui le gagne au bout du compte ou tout simplement la folie ? On peine à discerner les ressorts de son comportement, à moins que l’un ne soit forcément le versant de l’autre…
Benoit Poelvoorde porte parfaitement cette ambigüité dans les sursauts subits de son corps, avec ses doigts qui pianotent nerveusement le coin de la table et son regard immense soutenu par des yeux bien trop petits. Et puis il y a Charlotte qui incarne Sylvie, mystérieuse et glacée, tout en étant brulante de passion et toujours si lointaine ; comme perpétuellement détachée par ce ton éthéré qui la caractérise. Son incarnation de Sylvie est troublante de vérité et d’intensité alors qu’elle incarne le rêve évanoui, l’éloignement et l’inaccessible. Quand à Chiara Mastroianni, elle file le parfait amour avec sa reine-mère Catherine Deneuve. Sur cette évidence au moins, le scénario ne joue pas avec la force dévastatrice du mensonge.
Alors que les scènes s’enchainent pour s’évaporer presque aussitôt dans des ellipses qui accentuent le trouble, la fin semble se précipiter comme pour s’écraser sur le mur de la fatalité qui attend tous ceux qui rêvent d’amour fou. Le film s’achève enfin –mais sans se terminer- par une boucle temporelle un peu facile. Elle illustre la vraie-fausse consistance qui permet de réparer la passion amoureuse échouée. Le temps des horloges rappelle que seule la détresse et la solitude nourrissent les relations fantasmatiques que l’on tente d’inscrire dans la réalité. Elles restent à jamais suspendues entre l’enfer et le paradis, condamnées à tourner en rond dans l’insistance de nos désirs compulsifs.
3 coeurs, à voir à Strasbourg au Star Saint-Éxupéry et à l’UGC Ciné-Cité.
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