À quelques encablures de l’Alsace, depuis Fribourg et sa Forêt Noire, la région transfrontalière est devenue leur jardin. Ils se disent amateurs mais débarquent semi pros, fourgonnette de voyage pour les instruments, leurs musicos dans les bagages. En terrain connu si ce n’est conquis, ils viennent de donner en juillet leur troisième concert à Strasbourg sur une scène en plein air, place Kléber, s’il vous plaît ! Felix et Till Neumann « ne sont pas nés franco-allemands mais le sont devenus » comme ils aiment le rappeler eux-mêmes. Au point de faire écho à leur double identité jusque dans leur nom de scène « Zweierpasch / Double-deux » et de livrer pour la première fois un album de 14 titres totalement bilingue.
Depuis l’été, le bagou franco-allemand de ce duo de rappeurs aux influences reggae et jazzy commence à se tailler une place sur les ondes de la capitale alternative de l’Europe. A Berlin, Radio Fritz les a pris en sandwich dans sa programmation musicale entre le Frenchy « Wax Tailor » et le hip-hop munichois de « Blumentopf » pour diffuser les morceaux de leur troisième opus « Alle guten Dinge sind 2 / Toutes les bonnes choses arrivent par 2 » sous le label Rummelplatzmusik.
Mais avant d’en arriver là justement, les fils de la toile se sont tissés une décennie plus tôt. L’histoire banale d’une passion quelque peu inhabituelle pour une langue étrangère. Leur attrait pour la France, sa langue et sa culture, les jumeaux l’ont développé au cours de vacances familiales sur les bords de l’Ardèche. Ils ont ensuite passé plusieurs mois en France avant de se frotter à des études littéraires et de journalisme pour l’un, aux sciences politiques pour l’autre.
Till se souvient :
« Lorsque nous avons commencé la musique et le rap à l’âge de 15 ans, nous ne le pratiquions qu’en allemand. Puis au fur et à mesure, nous avons renforcé nos contacts avec des Français, avec l’Alsace, avec le pays. En parallèle, nous avons fait la connaissance d’un chanteur franco-allemand. L’idée est venue avec lui d’écrire des chansons bilingues puisque nous trouvions que la langue française passait bien pour ce genre musical, nous voulions combiner les deux et l’avons fait en trio. »
Bon, voilà donc les bases d’une première musique franco-allemande. A son acolyte de frère de détailler que tout s’est précisé « au moment où nous avons dû continuer à deux avec une première tentative sur le titre Grenzgänger / Frontalier (voir ci-dessus). Depuis, c’est devenu notre « hymne franco-allemand », il fait partie de toutes nos scènes et c’est le point de départ à nos compositions complètement écrites dans les deux langues depuis trois ans ».
Rap « juvamine » et politicards
Mixer le flow de rappeurs allemands à un discours saccadé du « grand Charles » et du premier chancelier de l’Allemagne d’après-guerre, il fallait quand même oser. Sur le titre Grenzgänger, Zweierpasch ne s’est pas démonté et a invité de Gaulle et Adenauer à s’immiscer dans sa musique, comme un clin d’œil à l’occasion du cinquantenaire du Traité de l’Elysée. Si ce texte a cimenté de bonnes intentions politiques, les pavés d’une relation pacifiée entre les deux nations, l’engagement franco-allemand n’a pas attendu cette politisation officielle pour porter ses fruits. Celui-ci est né avant tout d’initiatives associatives, personnelles peut-être même confidentielles.
Et cette fratrie en fait partie à sa manière, représentante de la jeune génération. Elle a 30 ans au compteur dont près de la moitié à vivre avec « le franco-allemand », sans avoir été portée inconsciemment par un Papa venu d’un côté de la frontière et une Maman de l’autre côté. Felix et Till Neumann appartiennent à cette nouvelle promo qui gonfle d’espoir les rangs grisonnants d’un monde franco-allemand ayant besoin de se renouveler. Ce duo décomplexé, qui a su dépasser le commémoratif pour le participatif, ne fait pas que déclamer son amour pour la France dans un champ lexical se rapprochant davantage du « fleur bleue » que du « gangsta rap». Au contraire, et c’est là la force du projet, il part à la rencontre des plus jeunes, tentés a priori de trouver l’apprentissage de la langue voisine, tout simplement… indigeste.
« Le yaourt, c’est le rap, et le médicament, le franco-allemand »
Depuis 2006, les frères Neumann proposent des ateliers linguistiques et pédagogiques à des jeunes de 10 à 15 ans. Le prérequis : des connaissances rudimentaires dans l’apprentissage de la langue allemande ou française. La musique et le hip-hop font le reste. Felix se souvient qu’après une première initiation au centre culturel français de Fribourg :
« Tout s’est fait par bouche à oreille, nous n’avons pas fait de publicité pour nos ateliers mais nous avons été invités par des écoles, aussi bien en région frontalière que plus loin, comme la Bretagne par exemple. Cela fonctionne très bien, nous sommes demandés et les élèves « kiffent ». Ils laissent vite leur timidité de côté quand la musique démarre et n’ont plus d’appréhension pour écrire et s’exprimer dans les deux langues ».
Les Dupont et Dupond du rap franco-allemand profitent de l’image cool du hip-hop auprès des jeunes. Pourtant, il faut parfois user de stratagèmes pour faire passer la pilule. Till rappelle :
« Nous ne sommes pas là pour faire apprendre les règles de grammaire ni faire des élèves des rappeurs en devenir. Comme une mère pourrait duper son enfant pour lui faire prendre un médicament, le rap, c’est le medium pour intégrer que ce que l’on apprend à l’école peut être utile et que l’on peut se faire plaisir. »
Avec le rap, finie la peur des fautes
Et apparemment, ça fonctionne. Il existe différentes initiatives franco-allemandes pour l’apprentissage des langues. Celle que les jumeaux proposent à travers leurs ateliers fait appel à la créativité et fait s’envoler la peur de faire des fautes en parlant la langue de l’autre. Cette approche, « c’est l’avenir et une façon avec laquelle j’aime travailler », argumente Ingeborg Rose, chargée de mission au Centre européen de la Consommation pour le projet « We are consumers ».
A l’instar de cette institution franco-allemande basée à Kehl, qui a invité Zweierpasch à jouer deux concerts ces derniers mois, les structures binationales situées de part et d’autre de la frontière semblent avoir trouvé avec ce groupe un bonne occasion de rafraîchir l’image du franco-allemand. Les jumeaux estiment recevoir de plus en plus d’invitations à des manifestations biculturelles « pour faire passer le message auprès des jeunes ». Et ils auraient tort de s’en priver, puisque comme le souligne Pierre Klein, essayiste alsacien, « l’Alsace c’est l’ADN du franco-allemand. Si ça ne se passe pas ici, ça ne se passe nulle part ailleurs ».
Si les inséparables estiment faire cela pour leur loisir et par passion, la réalité du terrain rencontre des considérations matérielles. Les frais annexes ne sont pas toujours abordables pour les écoles qui souhaiteraient les faire intervenir. En fin d’année dernière, Zweierpasch a été mandaté par l’ambassade allemande en Mauritanie pour lancer une collaboration d’une semaine avec de jeunes rappeurs africains.
Les programmes de cette ampleur restent rares cependant, et en attendant d’éventuels partenaires prêts à porter le projet avec une assise financière plus stable, Till et Felix Neumann préparent les élections au parlement allemand (Bundestag) de dimanche 22 septembre avec un projet dédié, toujours à destination de la jeunesse. « Rap dich zur Wahl », ou comment transformer les programmes électoraux en textes de rap. C’est le nouveau défi que se lance Zweierpasch/ Double-Deux toute cette semaine avec des élèves de Fribourg. Aucun doute, le concept pourra très bien être testé sur les discours français en mars ou mai 2014…
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