Dossier
- Strasbourg, paradis calme de la vidéosurveillance
- Éric Heilmann : « La vidéo-surveillance s’est largement banalisée »
Rue89-Strasbourg : Les citoyens ont-ils renoncé à leurs libertés individuelles et à leur droit à l’image ?
Éric Heilmann : En tous cas, nous avons radicalement changé notre rapport à l’image. Quand la vidéosurveillance est apparue en France à la fin des années 1990, nous étions beaucoup plus nombreux à nous inquiéter de son usage. Aujourd’hui, la vidéosurveillance s’est largement banalisée : on considère que les caméras dans l’espace urbain sont aussi normales qu’un banc public ou un lampadaire.
On peut aussi acheter des kits de vidéosurveillance pour quelques centaines d’euros sur Internet… C’est une banalisation qui fait assez peur, et qui est née d’une utopie technologique: celle qui consiste à dire qu’avec leur évolution, les caméras vont endiguer tous les maux de notre société. Alors qu’on sait que de 1950 à 2000, le taux d’élucidation des affaires par vidéosurveillance est passé de 40% à 10% ! Bien sûr, les médias ont besoin d’images et l’affaire du tireur de Libération ou des terroristes de Boston ont été un feuilleton passionnant pour les téléspectateurs des chaînes d’infos en continu : la vidéosurveillance permet de suivre en temps réel la traque d’un fugitif. Mais on parle beaucoup moins des 90% de fois où la vidéosurveillance ne sert à rien. Parce que si tous les délinquants, les criminels et les terroristes se faisaient filmer à visage découvert, ça se saurait !
82% pour la vidéosurveillance dans les bus, 60% dans la rue
R89S : Et en même temps, selon plusieurs études, la grande majorité des citoyens est favorable à la vidéosurveillance. C’est notamment le cas notamment d’un sondage IPSOS réalisé en 2010 dans la CUS pour le cabinet privé Althing, chargé par la Communauté urbaine de réaliser une étude d’impact de la vidéosurveillance…
ÉH : En dix ans, j’ai repéré une dizaine de sondages de ce genre. Mais attention : il faut toujours voir comment sont posées les questions. Demander « êtes-vous pour ou contre la vidéosurveillance ? » n’a pas de sens : une enquête plus détaillée réalisée à Paris en 2010 montre que la vidéosurveillance est massivement appréciée dans les transports en commun (82% d’opinion favorable). Ce taux tombe à 60% dans la rue, et baisse encore plus quand on demande aux sondés s’ils sont favorables à la surveillance vidéo dans les lieux de travail. Et quand vous demandez aux gens s’ils préfèrent voir des caméras de surveillance ou des agents sur le terrain, la réponse est très claire : on préfère avoir plus de patrouilles et moins de vidéo.
R89S : Comment expliquer que Strasbourg, comme Lyon, soit une ville de gauche massivement équipée de caméras ?
ÉH : Il faut remonter à la campagne électorale de 2008. À l’époque, le climat politique était traversé par la question de la sécurité. Nicolas Sarkozy avait annoncé qu’il voulait tripler le nombre de caméras de surveillance en France. La gauche devait se positionner sur le créneau sécuritaire pour ne pas paraître angéliste — un peu comme ce que fait aujourd’hui Manuel Valls. À Strasbourg comme ailleurs, la sécurité était au cœur des municipales. D’autant plus que les affaires de voitures brûlées revenaient régulièrement dans les débats publics. Les écologistes n’ont pas réussi à imposer leur opposition à la vidéosurveillance : ils ont joué leur petite musique dans leur coin et les socialistes ont continué à développer le dispositif [une quarantaine de caméras installées entre 2008 et 2013, ndlr.]. Mais il n’y a pas eu plus de transparence que sous la droite ! Il n’y a pas eu de débat ni de chiffres publiés officiellement. Contrairement au Royaume-Uni, il n’y a jamais eu de vrai diagnostic objectif et scientifique, comme le regrettait la Cour des comptes en 2011.
Les comités d’éthique ne servent à rien
R89S : D’autres villes de gauche ont pris le parti de ne pas faire appel à la vidéosurveillance dans l’espace public : c’est le cas de Lille, par exemple.
ÉH : C’est une fiction. Parce que la définition juridique de l’espace public ne correspond pas à la réalité : la maire de Lille peut dire que sa ville n’installe pas de caméra de surveillance, mais pas qu’il n’y en a pas. Dans les banques, les supermarchés, les résidences : un Français qui vit en ville se fait en moyenne filmer 100 fois par jour ! À Strasbourg, j’ai connu un syndic de propriétaires dans une grande résidence près de la Porte Blanche qui avaient installé des caméras pour surveiller environ 4 000 personnes — soit un groupe de population de la taille d’une petite ville —. Et cela, sans autorisation auprès de la commission départementale, puisqu’il s’agissait juridiquement d’un espace privé !
R89S : Les comités d’éthiques suffisent-ils à limiter la prolifération des caméras de surveillance ?
ÉH : Toutes les villes de gauche qui ont investi dans la vidéosurveillance se sont dotées d’un comité d’éthique chargé d’évaluer la pertinence de telle ou telle installation. En fait, ces comités sont surtout là pour se donner bonne conscience : contrairement, aux commissions départementales, ils n’ont aucun poids juridique et ne sont pas souverains : ils rendent des « avis » — quant aux commissions départementales, elles sont soumises aux ordres du préfet, qui applique les directives de l’État. Les comités d’éthique de la vidéo-surveillance sont là pour rassurer la population et la classe politique.
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