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Tziganes et bobos, improbable cohabition à la Kibitzenau

La Kibitzenau, nouveau quartier bobo ? Le rêve de certains promoteurs et acteurs du quartier mettra encore un peu de temps à se réaliser. A nord du Neuhof, aux confins de Neudorf et de la Meinau, la Kibitzenau est en mutation certes, mais bute sur sa nature-même de carrefour, habité par des populations qui ne se mélangent pas.

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Solides clôtures et portes à code « protègent » les logements de standing à la Kibitzneau (Photo MM / Rue89 Strasbourg)

La Kibitzenau, c’est dans l’esprit de beaucoup le nom d’une piscine de Strasbourg. Fermée actuellement, elle est en restructuration. C’est aussi le nom d’un quartier, ou plutôt d’un morceau de ville fait de plusieurs petits bouts épars. Un no man’s land progressivement annexé ici par la nouvelle école des Cannoniers, là par des bâtiments professionnels lambrissés ou colorés, plus loin par des immeubles neufs entourés de barrières métalliques où vivent des familles attirées par des loyers attractifs pour des logements de standing.

Résidences de standing et cités HLM

Larges balcons, espaces verts, grilles épaisses et porte à code, la résidence Les Portes de Neudorf par exemple (photo ci-dessus), située à deux pas de la station de tramway Kibitzenau, est de celles-là. Plusieurs ont poussé comme des champignons et d’autres s’élèveront bientôt.

Au-delà des rues des Cannoniers et Paul-Dopff, le Neuhof commence vraiment, avec ses terrains à construire, et surtout, à gauche, sa cité des Aviateurs (CUS Habitat) et celle des Musiciens (Domial) où sont logés des gens du voyage sédentarisés, ainsi que sa future zone d’activités, le long du dépôt CTS.

Plan du carrefour de la Kibitzenau (Photo Google Maps)

Ce quartier où les habitants se croisent peu est « un enjeu d’aménagement important », note Mathieu Cahn, adjoint au maire de Strasbourg en charge de la politique de la ville, du renouvellement urbain, de la vie associative et de la gestion des aires d’accueil des gens du voyage. C’est un peu à tous ces titres qu’il explique :

« La Kibitzenau, c’est un nœud stratégique. C’est à la fois un secteur ANRU [qui bénéficie de financement de l’Etat pour sa rénovation] et une zone franche urbaine. La question, c’est comment on crée des passerelles entre les secteurs Cannoniers, Lyautey, Solignac et Polygone. La réponse pourrait être un lieu de convivialité, comme ce que proposent les associations Mosaïque ou Lupovino, à condition que leurs projets soient viables. Cela pourrait aussi être des activités socioculturelles ou du logement sur le terrain de l’hôpital Lyautey. »

Sur ce terrain à deux pas de la cité et de la station de tram Kibitzenau, peut-être bientôt un lieu de convivialité (Photo MM / Rue89 Strasbourg)

Un « lieu de convivialité » promis à Mosaïque

Ce lieu de convivialité, dont l’implantation est prévue le long des rails du tram à côté du terrain loti par Bouygues immobilier, jouxterait la cité des Aviateurs. Promis prioritairement à Mosaïque, ce terrain sera occupé par un restaurant au rez-de-chaussée d’un bâtiment neuf, dont on ignore encore le coût, et par des bureaux dans les étages. Les deux associations pressenties en sont encore au montage du business plan et ne sont pas certaines de pouvoir fonctionner ensemble sur le même espace.

La directrice du restaurant d’insertion Mosaïque, Leïla Hammoud, reste prudente :

« Les discussions avec la ville qui est propriétaire du terrain traînent déjà depuis plusieurs mois. On discute, mais il n’y a rien d’écrit aujourd’hui, rien de concret. Le loyer de ce futur restaurant serait de 10€ du mètre carré pour 520 m² ! C’est énorme pour nous, qui payons aujourd’hui 1700€ par mois au Marschallhof, certes moins bien situé…

Par ailleurs, nous avions annoncé que nous ne partagerions pas nos communs avec une autre structure, parce qu’on en a fait l’expérience et que c’est une source de trop de complications. Je ne suis pas fermée par rapport au projet Lupovino, mais je suis réticente… »

Le projet de Lupovino (Association de lutte pour une vie normale au Polygone et en Alsace des populations nomades sédentarisées), c’est celui, notamment, de l’ouverture d’un « café-culture » pour promouvoir la culture tzigane auprès des bobos de la Kibitz’, faire la jonction entre la cité et le reste du quartier. Ce café serait ouvert à partir de 14 heures en journée, pour ne pas faire concurrence, justement, à l’activité de Mosaïque. Ce projet s’inscrit dans un programme plus large, financé par les collectivités et le Fonds social européen.

Détail du projet « espace tzigane » de l’association Lupovino

Que les associations se lancent ou non, un lieu d’accueil du public verra la jour. « Le site est extrêmement bien placé, juge Mathieu Cahn, il n’y a aucune inquiétude à avoir là-dessus. » Des sociétés privées sont-elles intéressées ? « Mosaïque a la priorité », élude l’adjoint. Entre les résidences chics et les entreprises qui s’installent, l’affaire qui se montera là, entend-on, s’assurerait un chiffre d’affaires confortable. A midi, les employés, le soir, les familles du quartier.

Zone d’activités, nouvelle frontière

Ce lieu de convivialité ne réglera néanmoins pas tout. Sur la transformation de la Kibitzenau, Marie Amalfitano, la directrice de Lupovino depuis une dizaine d’années, porte un regard critique :

« Bien sûr, nous avons vu les constructions nouvelles d’un bon œil. Mais cela se fait en îlots très séparés les uns des autres. Le souci, c’est comment faire se rencontrer les gens. Le Polygone aujourd’hui, c’est un quartier relégué, qui fait peur. Avec les nouveaux hangars qui seront construits le long du dépôt CTS (photo ci-dessous), il va y avoir une nouvelle barrière visuelle entre la cité et la Kibitzenau. On manque ici d’une réflexion partagée avec les élus et des urbanistes… »

Le parc d’activités va s’étendre et « faire barrière », juge Lupovino, entre la Kibitzenau et la cité des Aviateurs (Photo MM / Rue89 Strasbourg)

Si lui ne juge pas la zone d’activités problématique, le député PS Philippe Bies, président de CUS Habitat, reconnaît néanmoins que l’urbanisme choisi pour édifier la cité des Aviateurs en 2003, par l’équipe municipale UMP donc, est « très stigmatisant », quand le lotissement Domial (cité des Musiciens), récent, est « plus classique ».

Aux Aviateurs, des petites maisons en béton s’alignent les unes à côté des autres, grises et sans charme, très loin des immeubles aux façades végétalisées des résidences d’en face. Surtout, elles sont très mal isolées et occasionnent des coûts de chauffage élevés pour ces ménages à très bas revenus. Et ce n’est pas près de changer, note Philippe Bies : « Difficile pour un bailleur social de réinvestir dans des logements qui ont à peine 10 ans… »

Impossible, la cohabitation entre bobos et tziganes, parqués aux antipodes, dans ce quartier en devenir ? Improbable à tout le moins.


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