Le four à chaux de la sucrerie d’Erstein, à une vingtaine de kilomètres au sud de Strasbourg, vient d’être allumé. C’est la dernière employée à avoir rejoint l’équipe qui a craqué l’allumette et déclenché la combustion. Ce geste symbolique lance surtout le début de la campagne sucrière, durant laquelle, pendant trois mois, des betteraves seront livrées – au rythme effréné d’un camion toutes les cinq minutes – et transformées en sucre (solide ou liquide) et en éthanol.
Mais cette campagne 2017 est toute particulière : depuis le 1er octobre les quotas sucriers ont disparu. Ce système, introduit en 1968, limite la production de sucre dans l’Union européenne (UE) à 14,5 millions de tonnes par an. En contrepartie, il garantit un prix minimum d’achat des betteraves aux agriculteurs (25 euros la tonne) et un prix minimum de vente aux industriels (404 euros la tonne de sucre blanc). Il faut donc, plus que jamais, que la campagne soit bonne pour se maintenir à flot, sur le marché mondial.
« Supprimer les quotas, c’est faire sauter des contraintes »
Naturellement, tous les acteurs de la filière s’interrogent : la fin des quotas européens de sucre va-t-elle causer un cataclysme identique à celui qui touche les producteurs de lait ? Eux ont vu leurs quotas supprimés en 2015, et depuis, le secteur est en crise. Paul Fritsch, le président de la section Grand Est du syndicat Coordination rurale (CR), se désole :
« La fin des quotas laitiers a été une vraie catastrophe pour les producteurs. Il ne fallait pas faire la même bêtise avec les quotas sucriers. Et pourtant, nous y voilà… L’UE est persuadée que la fin des quotas est une bonne chose, que les exportations vont augmenter. Or pour exporter, il faut être moins cher que les autres. Pour être moins cher, il faut être plus productif. Et pour être plus productif, il va falloir mettre plus d’engrais, plus d’intrants pour produire plus de betteraves et faire tourner la filière. Maintenant, le producteur de betteraves se retrouve sur un marché libre. C’est dangereux pour lui. Le marché a besoin d’être régulé, au niveau européen. »
La Commission européenne se veut pourtant rassurante :
« Malgré une production sucrière prévue à la hausse pour la campagne en cours dans l’UE, aucun parallèle ne peut être dressé être le marché du sucre et celui du lait : leurs situations, de même que leurs structures économiques, sont bien trop différentes pour cela. »
À la sucrerie d’Erstein, il n’est pas non plus question de céder à la panique. Au contraire, le directeur, Stéphane Clément, promet que les agriculteurs alsaciens ne seront pas lésés par la fin des quotas. Plus encore, il la considère comme une opportunité, autant pour son établissement que pour Cristal Union, le groupe auquel le site alsacien appartient :
« On ne craint pas la concurrence. Il y a de la place pour tout le monde sur le marché du sucre. La filière est équilibrée. Il y a des agriculteurs, il y a des industriels, il y a des consommateurs. Les quotas permettent certes des prix garantis pour des volumes donnés. Mais ils ne vont pas sans contraintes, puisqu’ils limitent la production. Supprimer les quotas, c’est faire sauter des contraintes. Sans prix garantis, la situation sera certes moins confortable après le 1er octobre, autant pour les planteurs que les salariés que les consommateurs. Mais le groupe Cristal Union s’est préparé à ce changement et, en deux ans, a procédé à une hausse de 30% de sa surface betteravière. »
Pour la sucrerie d’Erstein, l’emblavement (comprendre : les cultures) a été augmenté de 11% – pour arriver à un total de quelque 7 480 hectares de plants de betteraves. Le défi, maintenant, est d’écraser les coûts fixes. Actuellement, la sucrerie est capable de traiter 6 250 tonnes de betteraves par jour. C’est ce volume-là que Stéphane Clément entend bien augmenter, mais cette décision appartient à Cristal Union.
« On ne sait pas trop où l’on va »
La pièce maîtresse de la sucrerie d’Erstein s’appelle la « diffusion » : les betteraves y entrent sous forme de frites, propulsées dans l’eau afin qu’elles se libèrent de leur sucre. Pendant l’été, le « bandage de tête » de ce géant de ferraille a été remplacé. Coût de l’opération : plus d’un million d’euros. Il a fallu extraire par le toit un énorme cercle de métal avant de le remplacer, à l’aide d’une grue, par un autre – plus récent, plus résistant. À la sucrerie, tout le monde en parle, de ce nouvel anneau monumental. Comme si à lui seul, il assurait le futur, la pérennité du site – et donc des emplois, quotas ou pas.
Il règne dans l’usine un mélange de fierté et de solidarité. Fierté car l’on participe à l’élaboration d’un produit phare en Alsace, connu et apprécié. Solidarité car si un problème technique venait enrayer la production du sucre, tous les salariés en pâtiraient.
Avec la fin des quotas, c’est un peu pareil : on la vit ensemble, on la prépare ensemble. Elle s’apparente à un saut dans le vide : on songe aux meilleures manières d’amortir la chute. Certains, c’est vrai, l’appréhendent plus que d’autres. Romain Binz, technicien à la sucrerie depuis 2010, s’en serait par exemple bien passé :
« Cette fin des quotas, c’est un poids pour nous. On sait pas trop où l’on va. On y pense beaucoup, on en discute souvent. Le début d’une campagne, c’est toujours stressant, mais cette année, c’est encore pire. Avec la fin des quotas, on aura une campagne plus longue : il faut donc vraiment assurer. Il a fallu s’occuper mieux que jamais de la maintenance préventive, pour pérenniser le matériel. Notre diffusion [la machine centrale, ndlr.], c’était vraiment notre point noir. C’est la première fois qu’on va l’utiliser depuis qu’elle a été réparée, en juillet. Ça me stresse. On n’a qu’une ligne de production : si elle s’arrête, le site s’arrête. »
Cette sensation de vertige ne quittera certainement pas le jeune professionnel avant le 3 janvier 2018, date programmée de la fin de la campagne à la sucrerie d’Erstein. La branche « technique » de l’usine sera alors suspendue, jusqu’à la prochaine saison – dès l’automne. Mais l’autre partie de la sucrerie, le conditionnement, continuera de tourner à plein régime, sous la houlette de Yann Georgelin, le « responsable exploitation conditionnement ».
C’est lui qui chapeaute toutes les opérations d’emballage. Il a du travail toute l’année, à la différence des techniciens, qu’il surnomme amicalement « les intermittents du sucre ». Sort de la sucrerie d’Erstein aussi bien du « sucre de bouche » (sucrettes, dosettes et autres paquets de moins de cinq kilos) que du sucre en énormes sacs à destination des industries alentours – Mars, Nestlé et Coca-Cola en tête.
« La fin des quotas, ça change pas grand chose, si ? »
Dans le bureau de Yann Georgelin, un écran de contrôle indique quelles chaînes de production fonctionnent. Une icône verte indique que tout va bien, un point rouge signale une anomalie – souvent une panne de la machine. Le nombre de minutes d’arrêt des robots est comptabilisé. Plus il est élevé, moins Yann Georgelin est serein. Car ces engins, ce sont ses joujoux. Pour lui, les régler s’apparente à un travail d’horloger. Il passe peu de temps devant son ordinateur, préfère « le terrain ». Il se plaît à virevolter entre les bras mécaniques, sûr de lui, souriant mais pas trop.
Hormis la marque « Erstein », c’est aussi du sucre « Daddy » qui est produit en Alsace. Ses emballages roses sont facilement identifiables. À l’entrée d’une chaîne estampillée « PPK », une bobine de plastique rose vif s’engouffre dans une machine bruyante. À intervalles réguliers, la matière est scellée sur sa hauteur. Pouf. Puis sur sa largeur, en haut et en bas. Pouf pouf. Une patte automatique glisse ensuite un bouchon blanc au sommet du rectangle. Tchic. Voilà que les bords sont coupés, par une lame presque invisible.
Couic. Le sachet prend forme ; ses parois sont écartées d’un coup sec. Pfouit. Deux entonnoirs viennent verser 750 grammes de sucre, ni plus ni moins. Sinon le produit est rejeté. Il est pesé, passé au détecteur de métaux et arrive enfin entre les mains d’un duo – un conducteur (responsable des contrôles) et un opérateur (qui l’assiste). Ils rangent les étuis dans de grands cartons. Le tout ne prend pas plus d’une minute. Mais Yann Georgelin pourrait observer cette mécanique pendant des heures.
À 52 ans, Danielle Juif œuvre sur une ligne similaire, d’où sortent les traditionnels paquets en papier bleu d’un kilo de sucre de la marque « Erstein ». Elle est rémunérée à hauteur de 1 900 euros nets par mois. Elle travaille soit de 6 heures à 14 heures, soit de 14 heures à 22 heures, soit de 22 heures à 6 heures. Et la fin des quotas ne lui fait franchement ni chaud ni froid :
« J’ai entendu dire que la fin des quotas, c’était pour bientôt. Bon, ben… ça change pas grand chose, si ? Pour moi, le problème, franchement, il est ailleurs : c’est le travail en équipes. À mon âge, ce rythme-là, ça ne va pas. Quand je termine à 14 heures, les gens me disent que c’est super, me demandent comment je vais occuper mon après-midi. Moi aussi, à mon poste, je songe à tout ce que je pourrais faire ensuite. Mais dans les faits, je suis épuisée. Jusqu’au mercredi, ça va, mais ensuite, j’ai trop de fatigue dans les pattes. Récemment, on nous a ajouté le vendredi après-midi et une cinquième nuit de travail. Et en plus, on n’a même plus le droit de poser nos récupérations nous-mêmes. J’ai deux semaines au mois d’octobre. Bof. C’est mieux l’été. Donc vous voyez, à côté de tout ça, la fin des quotas… »
Et pourtant, Danielle Juif le promet : son métier lui plaît. Même quand elle échange quelques mots avec ses collègues, salue ses supérieurs ou se perd dans ses pensées, elle couve des yeux les paquets qui défilent à toute allure devant elle. En quinze ans d’ouvrage, elle a appris à repérer immédiatement une fermeture mal collée, un sachet cabossé ou une erreur de pesée.
Mais au-delà de ces préoccupations terre-à-terre, Yann Georgelin insiste sur l’importance d’informer les salariés d’Erstein des stratégies décidées par Cristal Union :
« On explique au personnel de la sucrerie que la fin des quotas, c’est un challenge pour nous tous en termes de performance. Il faut qu’on soit le plus efficace possible pour profiter de nouvelles opportunités et défendre nos parts de marché. Et cela est l’affaire de tous. Je crois donc qu’il est important que l’on explique à tous les salariés vers où l’on va, même si la fin des quotas est abstraite et que le fait que la sucrerie ait connu une bonne ou une moins bonne campagne n’a pas vraiment d’impact sur les employés de la partie conditionnement. »
En Europe, les quotas sucriers sont les derniers à disparaître. Les sucriers de France et d’Europe se retrouvent désormais sans protection sur le ring d’un marché mondial libéralisé. Erstein, loin d’être un poids lourd dans ce marché, aura du mal à tenir si seuls les sites les plus importants résistent.
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