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À Strasbourg, les femmes s’imposent dans le rap mais le machisme demeure

À Strasbourg, de plus en plus de femmes se battent pour entrer dans le milieu, très masculin, du rap. Mais dans l’industrie musicale comme sur les scènes ouvertes, le plafond de verre reste difficile à briser.

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À Strasbourg, les femmes s’imposent dans le rap mais le machisme demeure
10% des artistes présents aux open-mics rap strasbourgeois sont des femmes.

« Dans les open-mics (scènes ouvertes, NDLR) à Strasbourg, avec mon duo, on s’est prises des réflexions de ouf. Un jour un mec nous a sorti ‘Vous êtes des femmes qui rappent ? J’adore le concept!‘ » Ares a 24 ans, les cheveux bouclés bruns et des mèches blondes décolorées. Elle est l’une des rares rappeuses strasbourgeoises. « Elles ne sont que 10% de femmes à monter sur scène à nos évènements », raconte Pierre Liermann, journaliste à RBS, fondateur de l’émission « HipHop from Elsass » et des scènes ouvertes du même nom, dans lesquelles il met en avant des artistes locales et locaux.

En France, le rap est le genre musical le plus populaire. Dans le classement des vingt artistes les plus écoutés dans le pays en 2023 sur la plateforme Spotify, les noms de rappeurs s’accumulent. Mais aucune femme n’apparaît. « C’est compliqué pour les femmes de s’y faire une place », admet Pierre Liermann :

« Le rap a ce côté égo trip de glorification du mec qui a des gros pecs et qui est viril, c’est très testostéroné, comme le foot. »

Sexualisation et misogynie

Dans un milieu d’homme, les femmes sont sans cesse comparées à leurs homologues masculins. « On me dit souvent que je rappe comme un mec », regrette Ares. Vêtue d’un t-shirt noir large et d’un pantalon ample, voix grave et cheveux ramassés, la jeune artiste s’échappe des stéréotypes de la féminité :

« Il suffit que je me mette à kicker (rapper vite, avec technicité, NDLR) et là les gens pensent tout de suite que je suis lesbienne, je suis directement ramenée à ma sexualité. »

Pour se faire une place sur scène, les rappeuses adoptent les codes genrés* du milieu, qu’elles ont intériorisés. « On trouve souvent deux catégories de femmes dans nos évènements, poursuit Pierre. Celles plus masculines, à la Diam’s ou à la Keny Arkana. Et en face, d’autres qui chantent plus et peuvent être dans la sexualisation. »

Le climat machiste des scènes rap se traduit parfois par des propos misogynes et violents, tenus par des rappeurs masculins. Pierre Liermann tente de les réguler lors de ses évènement. « Il fait tout son possible mais ça n’empêche que certains se comportent mal », déplore Ares :

« Il y a des mecs qui improvisent et qui parlent de viol, d’agressions sexuelles. Pour beaucoup, c’est normalisé. Il y a des meufs qui désertent les open-mics à cause de ça. »

Ares a participé à toutes les scènes ouvertes organisées par Pierre Liermann, la saison dernière.Photo : Ares / cc

« Une femme, ça ne se met pas en avant »

Les oreilles des hommes s’étonnent des phrases parlées, débitées avec maîtrise, par des voix féminines. « Des mecs m’ont déjà proposé des featuring (collaboration, NDLR) lors des soirées de Pierre », raconte Rachel, artiste de 27 ans, passée du chant au rap en 2021. « Mais à chaque fois c’était pour que je chante des sons d’amour, pas pour que je rappe », regrette-elle.

« À Strasbourg, il y a de beaux talents rap, mais les filles sont beaucoup plus dans le RnB », développe Séverine Cappiello, directrice de Sturm Production. L’association locale œuvre notamment pour plus de représentativité féminine dans l’industrie musicale :

« Car une femme, ça chante, ça a une belle voix, c’est ce que la société attend d’elle. Sinon, elle n’a pas de raison de se mettre en avant. »

Sur scène, Hayana, 32 ans, s’appelle Peau d’âme. Elle slame et s’est mise au rap début 2023, pour donner de la voix à la poésie qu’elle aime tant écrire. « Par contre je suis nulle en impro », avoue la trentenaire aux yeux clairs. Menton relevé et regard assuré, elle semble difficile à intimider. Elle concède pourtant que contrairement aux hommes, les femmes ne sont pas poussées à s’exprimer et à s’imposer dans l’espace public :

« Je suis née et je bosse dans les quartiers, tous les jours je vois des mecs se poser et rapper entre eux, ils lâchent des seize mesures (renvoie au nombre de lignes des couplets d’un texte de rap, souvent composés de 16 vers, NDLR), ils improvisent. Nous, les meufs, on n’a pas l’habitude. »

Peau d’âme préfère l’ambiance des open-mics de slam, où les artistes sont plus variés que dans le milieu du rap.Photo : Peau d’âme / cc

Les femmes montent nettement moins sur scène que les hommes et cela dépasse le seul monde du rap. « Elles ne sont que 14 % à être programmées dans les festivals, c’est quatre fois moins que leurs homologues masculins, se désole Séverine. La musique est pire que l’armée. » À Strasbourg, tous les programmateurs sont des hommes :

« Ils disent qu’ils ne sont pas légitimes pour changer les choses, mais s’ils ne le font pas, qui le fera ? Il n’y a aucun critère qui s’imposent à eux, la France refuse les quotas. Il faudrait conditionner les subventions publiques à la parité dans les programmations. »

Des scènes locales inclusives

Certaines rappeuses strasbourgeoises ont réussi à s’imposer, à l’image de Kay The Prodigy, connue pour ses paroles crues. L’artiste donne de nombreux concerts en France et est visible dans les médias, comme le Mouv’ de Radio France. « C’est génial qu’elle ait percé, ça donne de la force aux suivantes, estime Ares. Le succès de Lala &ce (rappeuse française reconnue, NDLR) m’a poussé à me dire que j’avais mes chances dans ce milieu. »

À Strasbourg, des collectifs et des associations s’organisent localement pour promouvoir les femmes dans le rap. « Dans les open-mics de Pierre, l’ambiance reste bienveillante, explique Hayana. Il se mobilise, il a créé des guest lists (listes d’invitées, NDLR) pour que les meufs s’inscrivent et ne se fassent pas passer devant par les mecs. »

De son côté, le collectif Incisifves organise des open-mics ouverts à toutes et à tous, mais dont la scène est réservée aux femmes, aux personnes intersexes, non-binaires, transgenres ou agenres. « Ces évènements en non-mixité, sont une bonne solution au début, car pour les minorités, c’est plus dur de se faire une place. Mais sur le long terme j’aimerais qu’on puisse s’en passer », assure Peau d’âme.

Ares complète :

« Ce qu’il faudrait dans le rap, c’est moins de discrimination positive et plus d’inclusion intelligente. Je veux dire par là qu’il faudrait traiter une femme par rapport à sa couleur musicale et son art, plus que parce qu’elle est une femme. »

Dans les open-mics où les phrases percutantes et les voix graves sont acclamées, « les mecs rappent tous pareil, s’exclame la jeune rappeuse, on a vraiment quelque chose à apporter à ce milieu, il gagnerait en diversité. Des meufs qui kickent, c’est beau et ça devrait être plus accepté. »


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