Jeudi 19 novembre, 20h. Comme chaque soir depuis cinq ans, Nazlija Ismail retourne à sa voiture pour y passer la nuit. Mais, à l’approche du parc de l’Orangerie où elle a garé sa petite Ford rouge, la femme est prise d’effroi. Son véhicule n’est plus là. À la place, un tapis de bris de verre recouvre le macadam.
Aussitôt, cette frêle quarantenaire appelle la police. « Votre voiture a été emmenée à la fourrière, vous devez venir au commissariat pour espérer la récupérer », entend-elle. Nazlija ne comprend pas. Elle était pourtant garée en bonne et due forme, sur une place de parking ni payante ni pour handicapés, entre deux autres voitures. Il doit y avoir une autre raison :
« C’est sûr que quelqu’un a contacté la police pour dire que ma voiture le dérangeait ».
Au commissariat de la police nationale, en colère, l’Allemande d’origine serbe tente de trouver des explications. L’officier de permanence lui répond :
« Vous savez ce qui s’est passé à Paris. La situation est plus que tendue en ce moment, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser dans la rue un véhicule présentant des risques ».
Désemparée, Nazlija rétorque :
« Quels risques ? Je ne suis pas une terroriste ! Comment pouvez-vous me faire ça ? Vous savez bien qui je suis. Comment vais-je m’en sortir, je n’ai même pas d’argent pour payer la fourrière ».
Cette femme a déménagé à Strasbourg en octobre 2010 pour porter son affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme et beaucoup la connaissent pour ses multiples grèves de la faim menées en face du Conseil de l’Europe. Cependant, jamais auparavant elle n’avait reçu d’avertissement de la part des forces de l’ordre, ni pour ses actions, ni pour le stationnement de sa voiture.
Vitres brisées, valise déchirée
Le froid accompagne désormais la pluie de ce jeudi soir. À la fourrière, Nazlija découvre sa voiture avec les vitres brisées. À l’intérieur, toutes ses affaires sont sens dessus-dessous, sa valise a été déchirée et retournée. Par réflexe, elle prend quelques photos. Comme elle ne peut payer les frais de fourrière, elle n’est autorisée à repartir qu’avec quelques papiers et vêtements.
Cinq jours plus tard, Naki a réussi à collecter auprès de connaissances les 133€ nécessaires pour récupérer sa voiture. Une nouvelle surprise l’attend : son véhicule ne démarre pas. Les câbles de batterie ont été coupés. L’ami qui l’accompagne fait venir un réparateur et débourse les 50€ nécessaires.
L’antenne de déminage de Strasbourg nous a confirmé que si le véhicule avait été retrouvé dans cet état, cela signifiait que leur personnel était intervenu lors du retrait, sur requête de la police. Habitués à agir sur les anciens champs de bataille pour détecter des engins explosifs, les démineurs peuvent aussi épauler les policiers pour empêcher qu’une éventuelle bombe reliée à la batterie n’explose. Seule information supplémentaire concédée par une des chargées de communication du Ministère de l’Intérieur :
« Nous avons eu des demandes de journalistes pour des situations similaires à Colmar, à Versailles, à Nantes, mais nous avons reçu l’ordre de ne rien communiquer à ce sujet. »
D’après le responsable de la fourrière de Strasbourg, le nombre de voitures qui arrivent dans cet état a augmenté depuis la mise en place de l’état d’urgence.
Pour Nazijla, ces mesures sont « disproportionnées » et ont surtout eu pour conséquence de l’obliger à dormir dehors plusieurs nuits de suite, faute de place en centre d’hébergement d’urgence, le temps d’amasser suffisamment d’argent pour régler les frais de la fourrière. Ensuite, elle a regagné le siège arrière de son véhicule, sans vitre, trempé. Au bout d’une semaine, elle a pu financer la pose de vitres d’occasion, 300€, à nouveau grâce à des dons.
Nazijla n’a pas dit son dernier mot. Elle va maintenant porter plainte contre X, dans l’espoir qu’une enquête s’ouvre et détermine si l’état d’urgence justifiait cette mésaventure… Une procédure de plus à la conclusion incertaine.
L’état d’urgence, une bonne excuse ?
Cette femme n’est pas la seule personne, démunie, victime des conséquences de la mise en place de l’état d’urgence et des mesures de sécurité liées au Marché de Noël. Pour Monique Maitte, porte-parole du collectif SDF Alsace, l’état d’urgence est « une bonne excuse pour faire du nettoyage », au détriment des personnes qui dorment dans le centre ville :
« Dès le premier jour du marché de Noël, nous avons été touchés. Chacune des personnes que nous suivons est retourné à son lieu de coucher, mais pendant sa tournée, la police a demandé à chacun de partir. Ils ne l’ont pas fait de manière agressive, mais ça a été une grosse surprise, car d’habitude, il y a une tolérance réciproque. »
[Marché de Noël] Pour votre sécurité, les policiers effectuent des contrôles aléatoires. Merci pour votre aide et votre compréhension.
— Police Nationale 67 (@PoliceNat67) December 18, 2015
Ainsi depuis des années, certains trouvaient refuge sous le porche d’une banque, près de la place Broglie. Mais depuis les attentats du 13 novembre, l’établissement a placé un vigile durant la nuit, alors les SDF ont disparu. Idem, derrière le bâtiment d’Electricité de Strasbourg boulevard Wilson.
Une situation qui perturbe Monique Maitte :
« Beaucoup ont déserté le centre-ville, mais pour aller où ? La police a même sommé des personnes qui dormaient depuis longtemps sur le parking de la Bourse, sans poser aucun problème, de dégager. »
Les squats plus simples à vider pendant l’état d’urgence
Dans la nuit du 15 au 16 décembre, la police a fait une descente au Port du Rhin pour vider un squat. À Schiltigheim, de même, une dizaine de personnes ont dû quitter leur lit en pleine nuit. « S’il y avait eu un incident, on aurait compris, mais là, ce n’était pas le cas », ajoute Monique Maitte. Ni la Police nationale ni la Ville n’ont souhaité commenter ces événements.
Pour s’assurer que tout le monde va bien, une fois le soleil couché, la porte-parole de SDF Alsace arpente les rues du centre-ville. Jérôme ? C’est bon, lui dort sous un pont le long de l’Ill et n’a pas été embêté. Il s’amuse même de voir certains militaires ou CRS lui donner de leur ration de temps en temps. Pour Roland, le « papy », assis contre le mur, au milieu de la rue des Grandes Arcades, c’est différent. Il dormait avec d’autres à l’angle du Monoprix quand tout le monde a dû déguerpir. Désormais, il se cache dans l’entrée d’un magasin moins exposé, seul.
Chacun y va de ses explications. Pour Monique :
« Ils voulaient disloquer le groupe. Mais c’est quand même dingue, les gens se sont habitués aux soldats, ça ne leur fait plus rien. Et nous, nous disparaissons, sans qu’on se pose de question non plus. »
Au bout de la rue du Vieux-marché-aux-poissons, Roulex et Marion luttent contre le froid pour terminer leur journée de manche. Eux aussi sont dans un squat et s’inquiètent un peu. « Tous les squats vont être délogés. Ils croient qu’on y héberge des terroristes ! », craint Roulex, qui regrette surtout l’ambiance de décembre 2014 :
« La rue était blindée de manchards. On y faisait nos spectacles de jonglage tranquillement, les gens appréciaient. Là rien, impossible. Peu osent venir parce qu’ils ont peur qu’on les prenne pour des cibles. On m’a dit que l’année dernière, le maire rêvait que plus aucun manchard ne hante le marché de Noël, cette année, son rêve va peut-être s’exaucer. »
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