C’est une partie de la ville pour le moins méconnue, un peu brouillonne sur le plan des cheminements routiers, tant ses rues, toutes plus ou moins parallèles, se ressemblent et bifurquent dans une logique plus ferroviaire qu’urbaine. Un morceau de ville, faut-il le préciser, carrément hostile aux piétons et aux cyclistes qui osent s’y aventurer. Les trottoirs sont inexistants, les pistes cyclables, quand elles ont été dessinées, mènent bien souvent dans des cul-de-sacs, voire des no man’s land.
Le port migre de la ville vers le Rhin en 1901
Et pour cause, La zone portuaire nord, que l’on peut délimiter entre le bassin des Remparts à l’ouest, le Port aux pétroles au nord, le quartier du Port-du-Rhin à l’est et la rue du même nom au sud, a été pensé il y a plus de 100 ans pour faire passer trains, chevaux et chalands fluviaux, puis voitures et surtout camions. Cette zone, à l’esthétique particulière, s’étend sur plusieurs milliers d’hectares de terre-pleins et de bassins, entre Strasbourg et le Rhin.
Là, le port est installé sur l’Île-aux-Epis depuis le début du XXe siècle, après avoir migré progressivement vers l’est, entre 1331 et son installation à l’Ancienne Douane, au pied de la cathédrale, et 1901, date de l’inauguration des bassins du Commerce et de l’Industrie. Dans l’intervalle, il est d’abord décalé vers le sud, avec, en 1882, le creusement du bassin de l’Hôpital, en lien avec le tout nouveau canal du Rhône-au-Rhin, puis vers le bassin d’Austerlitz (d’abord appelé « port de la Porte des Bouchers) en 1892. La liaison avec le canal de la Marne-au-Rhin s’effectue alors via les bassins Dusuzeau et des Remparts (1927).
Le Rhin, un fleuve frontière aux rives instables
Pourquoi cette lente progression vers l’est ? D’abord, parce que le Rhin, au lit très large (voir document ci-dessous), connaît de nombreuses crues et que ses rives sont instables. Ensuite, parce que Strasbourg se développe loin des berges du fleuve, cette frontière naturelle sur laquelle la ville met du temps à « s’appuyer ». Ce n’est qu’une fois le Rhin canalisé dans le courant XIXe siècle, sa navigabilité jusqu’à Rotterdam au nord assurée, que Strasbourg, sous administration allemande, installe définitivement son port en bordure du fleuve.
Sur la position frontalière du port, deux chercheurs notent d’ailleurs dans un article d’analyse géohistorique de la relation fluviale ville-port à Strasbourg (revue Métropoles) :
« Après un démarrage tardif à l’extrême fin du XIXe siècle, la fonction portuaire de Strasbourg culmine dans l’Entre-deux-guerres, à une époque où le port autonome représente un enjeu symbolique et fonctionnel de premier plan. Cette vocation internationale et macrorégionale pour le Grand Est va toutefois s’estomper au cours des années 1960 et réorienter le port vers une fonction plus industrielle et régionale. Le renouveau actuel des trafics, grâce à l’accès privilégié aux grands ports maritimes de la rangée nord-européenne, vient à nouveau bouleverser la donne. Il inaugure un nouveau cycle où la ville et son port se retrouvent, portés par un projet convergent de durabilité et de mixité des fonctions. »
Les « épis » pour ralentir le débit du Rhin canalisé
Mais avant de se reconnecter à son port, chantier que Strasbourg mène activement depuis une dizaine d’années, la ville s’en déconnecte. Pour se faire, elle choisit d’établir ses premiers bassins en lien direct avec le Rhin sur l’Île-aux-épis.
Le nom de cette île, qui sépare Strasbourg du fleuve, ne vient pas d’une quelconque vocation céréalière des lieux, mais du rapport au Rhin : rectifié au XIXe siècle, il voit son débit tellement accéléré que les bateaux n’arrivent plus à le remonter. Des « épis », ouvrages de maçonnerie immergés et perpendiculaires au courant qui permettent de le contrôler, sont donc construits à la fin du siècle. Cette parcelle de prairies anciennement rattachée, dans sa partie nord, au Conseil des XV, prend ainsi, en 1894, le nom d’île « aux épis de rétention et de stabilisation ».
Après 1871, de « nouvelles orientations aux intérêts commerciaux de l’Alsace »
À propos de l’installation sur le Rhin du Port autonome de Strasbourg (PAS), structure administrative créée en 1926, André Trinquet, chef de l’administration générale du PAS, écrit en 1951 :
« Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, à l’apparition des remorqueurs de grande puissance, que la capitale alsacienne, contrainte par ailleurs de donner après 1871 une nouvelle orientation aux intérêts commerciaux de l’Alsace, rechercha à tout prix le trafic rhénan. Elle le fit en deux étapes successives, d’une part en construisant en 1890 le bassin de la porte d’Austerlitz, qu’elle mit en communication avec le Rhin par l’intermédiaire d’une écluse, d’autre part en aménageant entre 1898 et 1901 le port du Rhin, comprenant le bassin du Commerce et celui de l’Industrie. »
En 1892, apprend-t-on encore dans les archives du Port, « le bassin d’Austerlitz est à peine terminé qu’il est déjà trop exigu. Aucun terrain n’est plus disponible dans son périmètre. On se tourne alors vers les terrains de l’Île des épis [sic], qui appartenaient à la Ville et à des particuliers.
L’armée allemande accepte de lever les servitudes militaires « non aedificandi » qui pesaient sur cette île. Contre l’autorisation de construire à cet emplacement, Strasbourg accepte de verser 2,5 millions de marks, une charge écrasante pour la construction du port du Rhin ».
Avant-port nord : formation et dislocation des « trains de chalands »
En 1901, donc, c’est l’ouverture des bassins du Commerce et de l’Industrie. L’avant-port nord, aménagé entre 1921 et 1927, sert principalement à la formation et à la dislocation des « trains de chalands », et rend l’accès plus facile – par un angle de 60° avec le Rhin au lieu de 15° initialement – aux bassins du Commerce et de l’Industrie. Des dragages périodiques sont nécessaires pour évacuer les graviers.
Sur la rive Est de l’avant-port, on transborde du minerai sur les voies ferrées. Strasbourg importe notamment du charbon de la Rhur et exporte la potasse d’Alsace, des machines ou du bois. Sur la rive ouest, des remorqueurs sont en stationnement, installés plus tard dans des garages à bateaux sur la rive gauche du Petit-Rhin (comblé dans les années 1950).
Stockage au Commerce, usines à l’Industrie
Autour du bassin du Commerce, darse « moderne » de 1 365 mètres de long sur 100 mètres de large, l’on transborde et entrepose des marchandises diverses, et notamment des céréales transformées sur place dans les minoteries des Grands moulins de Strasbourg. Dans la première moitié du XXe siècle, avant que le port sud ne prenne le relais, c’est dans le bassin du Commerce que la navigation est la plus active du PAS (fourmillement bien visible sur la photo ci-dessous, en haut à droite).
Le bassin de l’Industrie est affecté quant à lui en totalité, comme son nom le laisse imaginer, à l’industrie (construction mécanique, métallurgie, forge avec laminoir de tôle…) et aux chantiers charbonniers. Les rives sont surplombées par divers ouvrages d’accostage et de chargement. « Tout le bassin est enveloppé par d’épaisses fumées et par des poussières de charbon qui lui donnent son véritable caractère de bassin industriel », se félicite André Trinquet dans les années 1950.
Rue du Port-du-Rhin, lien ténu entre ville et Rhin
Au sud des deux bassins de 1901, la rue du Port-du-Rhin, ainsi nommée depuis 1918, est un lien ténu entre Strasbourg et le fleuve. Bordée progressivement d’entrepôts et de brasseries, en plus de la minoterie devenue malterie, la rue accueille, côté sud, les bâtiments de la Coop, aujourd’hui désaffectés, mais bientôt réinvestis par La Laiterie.
En 1899, la Ville fait construire, toujours sur la rue du Port-du-Rhin, à l’extrémité sud du bassin du Commerce, le poste de commandement du port de Strasbourg, baptisé « capitainerie » (ci-dessous). Aujourd’hui transformé en bureau de Poste, ce bâtiment néo-renaissance en pierres grises et à pignons en escaliers, est surmonté d’une tour, visible au fond de la darse depuis l’avant-port, et orné d’un élégant oriel (in « Dictionnaire historique des rues de Strasbourg », aux éditions Le Verger).
Quand le pétrole était débarqué à proximité de la Citadelle
À l’opposé, le port nord héberge depuis près d’un siècle le « bassin aux pétroles ». Il n’en a pas toujours été ainsi : à la fin du XIXe siècle, on débarque les hydrocarbures à proximité du bassin d’Austerlitz et de la Citadelle. Les lieux sont rapidement jugés trop étroits et l’activité dangereuse.
Creusement du bassin Albert-Auberger, création de terre-pleins, de routes et d’installations ferroviaires démarrent au nord du quai Jacoutot (du nom d’un philanthrope, fondateur d’un institut pour sourds-muets à la Robertsau) en 1924. Le port aux pétroles est inauguré en 1927 par le ministre des Travaux publics français. Il est étendu vers le nord en 1963 et désormais classé zone « Seveso », relevant d’un plan de prévention des risques technologiques » (PPRT).
Autrefois centre névralgique du port de Strasbourg, la zone qu’on désigne aujourd’hui sous l’appellation de « port nord », fait un peu figure de vétéran face à la zone sud, développée dans la seconde moitié du XXe siècle, qui regroupe la majorité des 300 entreprises et des 10 000 emplois du port. Outre l’activité céréalière qui persiste, la zone nord accueille désormais une importante activité « conteneurs », mais également des entreprises de télécommunications (les datacenters d’OVH au bassin du Commerce et de SFR au bassin Vauban, au sud du pont éponyme).
Compatibilité entre habitations et activités portuaires ?
Avec l’urbanisation progressive de l’axe Deux-Rives (secteur Starlette-Coop, quartier du Port-du-Rhin…) et le développement de la Robertsau, dont les habitants contestent pour certains le maintien même du port-aux-pétroles à Strasbourg, le port nord est-il menacé ? Si la question est rarement ouvertement formulée, les entreprises installées sur les terrains du PAS s’inquiètent déjà de la compatibilité entre logements (avec leur cortège de services, écoles…) et activités logistiques ou industrielles, encombrantes, bruyantes et/ou polluantes.
Réponse (peut-être) dans 5 ou 10 ans, quand la Porte de France aura quadruplé son nombre d’habitants, la clinique Rhena été inaugurée, le tram D vers Kehl lancé.
Aller plus loin
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