Parmi les commentaires que l’on retient du circuit Batorama, il y a celui concernant le pont du Corbeau, où l’on plongeait, dans des temps obscurs, les criminels dans l’eau de l’Ill, enfermés dans des cages. Ou celui sur l’Ancienne douane, long bâtiment plusieurs fois détruit, dans le ventre duquel les groupes de touristes engloutissent depuis 1966 choucroutes garnies et tartes flambées.
Place et pont du Corbeau, place de la Grande-Boucherie et rue de la Douane figurent parmi les lieux les plus empruntés de Strasbourg. Un fait non démenti depuis… 1358 et la création de la douane, ou Kaufhaus, le long de la rivière, centre névralgique de l’activité commerçante de la ville et point de passage obligé des marchandises telles que sel, vin, poisson ou tabac.
Douane fluviale et place d’échanges entre les murs de la cité
À l’emplacement de ce que l’on identifie aujourd’hui comme l’Ancienne douane, se trouve un dépôt de sel de Lorraine depuis 1143. Entre 1353 et 1358, la ville de Strasbourg lance la construction du Kaufhaus entre les ponts du Corbeau et Saint-Nicolas. Il s’agit d’une douane fluviale, place d’échanges au cœur de la cité, à l’intérieur des murs de la vieille ville. Le site de l’actuel restaurant A l’Ancienne douane nous apprend :
« En 1401, le rez-de-chaussée de l’édifice fût racheté par un boucher du nom de Spanbett, qui y exploita une auberge. Le reste de l’immeuble servait d’entrepôt aux marchandises en provenance de l’extérieur de la ville, et assujetties aux différents péages en vigueur. (…) De grandes foires étaient organisées au Kaufhaus, notamment celles de la Saint-Martin, où l’on exerçait le commerce du sel, du vin et de la viande, ou bien encore la foire Saint-Jean. En 1497, pendant cette foire de la Saint-Jean, un incendie éclata dans l’auberge (…). En 1507, [elle] fût reconstruite avec les fonds de l’Œuvre Notre-Dame.
Avec le développement de l’activité commerciale, de nombreux aménagements et agrandissements furent progressivement réalisés, et en particulier en 1751. Suite au départ de la douane, en 1803, en raison du déplacement du trafic vers la zone portuaire, le nouveau bâtiment, appelé désormais « Ancienne douane », connut diverses utilisations, comme le marché aux vins jusqu’en 1842. Dès 1853, l’édifice fût attribué à l’administration des contributions indirectes, qui y installa un magasin de tabac en feuilles. »
D’abord simple halle aux pignons crénelés et peints, la douane est donc agrandie, avec des échoppes et deux grues à tourelles pivotantes (ci-dessous) qui permettent de soulever des charges jusqu’à une tonne, comme des foudres de vin. Une maisonnette y est accolée qui servait aux contrôleurs des marchandises jusqu’au début du XIXème siècle. Dans la rue de la Douane, se tiennent dès le haut Moyen-Age des marchés de denrées, les fameuses foires évoquées plus haut, marchandises arrivées par voies fluviales et dédouanées : poissons, légumes et autres produits du terroir.
La douane migre avec le port, les bâtiments restent
Alors qu’en 1803 le contrôle des produits se déplace, avec le reste du port, vers le Rhin et les bassins sud, puis Est, une bonne part des locaux de l’Ancienne douane sont envahis par des boutiques de cigares, de bijoux, de montres, d’horloge et d’argenterie. On enlève progressivement les bateaux-lavoirs côté Ill pour élargir la berge par une chaussée sur pilotis, tandis que les hangars à diligences (ci-dessus), rue de la Douane, sont remplacés vers 1870 et l’arrivée du train à Strasbourg, par des arbres – qui existent toujours sur l’actuelle place du 17-Octobre-1961.
Les grues sont détruites en 1865 et remplacées par une maison (1880), où sont installés les locaux de la première caisse d’épargne de Strasbourg. À partir de 1906, la crèche Stenger-Bachmann investit ce bâtiment, agrandi au tournant des années 2000 par des parties vitrées colorées (ci-dessous).
Culture ou légumes, le débat des années 2010
Partiellement détruit en 1944, le bâtiment de l’ancienne douane est retapé au début des années 1960. En 1962, sont installées dans la partie avant (côté Corbeau) les collections embryonnaires du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, mais ces dernières déménagent en 1998 avec la création du MAMCS à la Petite France.
Survit là, quelques années encore, un espace d’expositions temporaires, que la municipalité menée par Roland Ries réaffecte à de la vente de produits alimentaires locaux au tournant des années 2010. Après un débat entre des parties irréconciliables, le magasin « La Nouvelle douane » ouvre ses portes en novembre 2014.
Autour de la douane, les maisons de marchands et corporations
Même permanence dans l’histoire, malgré les détériorations dues aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale, au début de la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons. Où sont installés aujourd’hui un pub et une pizzeria, un bâtiment aux larges baies vitrées est longtemps appelé « la Mauresse ». Tant que dure l’activité commerciale, fluviale et douanière du lieu, cette maison est le siège d’une importante corporation de sauniers, employés de la gabelle, marchands de salés, fruitiers, chandeliers, cordiers, chanvriers et ouvriers du tabac.
Dans les voies adjacentes, rues de l’Ail, de l’Epine, de l’Ecurie, de l’Arbre-Vert, des Tonneliers, ruelles du Fumier ou de l’Agneau (non-accessibles), se mêlent maisons patriciennes du Moyen Age, de la Renaissance, de la période wilhelminienne ou plus récentes, qui font suite aux destructions de 1944. Jusqu’à la Révolution, c’est là que vivent des familles de négociants – comme au n°1 de la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons – ayant affaire avec la douane.
Anciennes boucheries : où l’on tue animaux et criminels
En face de la douane et de ses marchés, l’ancienne boucherie, qui abrite depuis 2004 le Musée historique de Strasbourg, complète le dispositif d’approvisionnement alimentaire de la vieille ville. En 1287, on trouve là un parc à bestiaux et un abattoir en plein air, couvert en 1353. Construit en 1587 en forme de U ouvert sur la berge de l’Ill, le bâtiment – proche de la version actuelle, restaurée à de multiples reprises – héberge les étals des bouchers.
Des constructions sommaires en surplomb de l’Ill (disparues) servent à l’équarrissage des animaux, dont les résidus sont jetés dans l’Ill. C’est là que le Magistrat (équivalent du maire) fait exécuter les peines capitales : les meurtriers sont balancés du pont du Corbeau (ou pont du Supplice, Schindbrück, en 1120, qui devient pont de la Boucherie en 1685, pont Rousseau en 1773 et pont du Corbeau à partir de 1816), ficelés dans des sacs et noyés dans l’Ill. Autre joyeuseté : l’on plonge les marchands malhonnêtes, enfermés dans des cages, dans l’eau polluée par les rejets de boucherie, autant de fois que le décide le Magistrat, avant de les relâcher…
En 1914, des lanternes coiffées de tourelles en fonte et hauts mâts sur le pont rappellent les cages à délinquants et/ou la flèche de la cathédrale (photos ci-dessous). Les avancées sur l’Ill des anciennes boucheries ont été enlevées, tandis que le lieu héberge depuis 1899 un Musée d’art décoratif puis un Musée historique à partir de 1920. Fermé pour de longues rénovations, il rouvre en 2004 et abrite le célèbre plan en relief de 1727. En face, le café Montmartre (qui change plusieurs fois de nom) est plus que centenaire. Dans les années 1930, il héberge même un cabaret avec cinéma.
Place du Corbeau, des maisons (disparues) surplombent l’Ill
Jusqu’en 1945, un bloc de maisons à colombages et Renaissance occupe le bout du quai des Bateliers et donne sur la place (et le pont) du Corbeau. Devant ces maisons, passe l’hippomobile vers 1880 – dont la première ligne relie la place Kléber à la place d’Austerlitz – puis le tramway électrifié fin XIXème. On y trouve l’un des plus riches commerçants du secteur (le comptoir colonial), un coiffeur, des boutiques artisanales ou d’alimentation.
En face, l’hôtel de la Cour du Corbeau est réputé depuis 1528. Fermé en 1854, l’hôtel abrite ensuite les activités de la verrerie Ott jusqu’en 1982, avant d’être laissé à l’abandon, puis rénové dans les années 2000. Un hôtel 4 étoiles y est ouvert depuis 2009.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : la rubrique « Au bout de la rue, la ville »
Sur Rue89 Strasbourg : nos articles sur l’Ancienne (et la Nouvelle) douane
Chargement des commentaires…