L’apparition à Strasbourg du Meltdown reflète la montée d’un phénomène : la transformation de la pratique du jeu vidéo en discipline sportive : l’esport (pour electronic sport, prononcer i-sport). Sachez-le, il y a des professionnels de jeux comme Counter Strike, League of Legends, Starcraft II ou Hearthstone, et tout autour, il y a les fans qui se retrouvent dans des bars comme le Meltdown.
Malgré sa situation excentrée, le petit bar du 10, rue des Glacières ne souffre pas de son isolement et se retrouve au contraire souvent bondé. Selon Juan Colard dit « L’Apach« , 32 ans, et son frère Paulo, ou « Minipunk », 26 ans (leur pseudo sur le jeu de tir Counster Strike), deux organisateurs d’événements au sein de la franchise strasbourgeoise, il existait une réelle demande :
« Ça fait environ dix ans qu’on évolue dans le jeu vidéo, on est un peu les dinosaures de ce milieu à Strasbourg. On a connu les premiers balbutiements de l’esport en France à l’époque où je travaillais à Milk (cybercafé spécialisé dans le jeu vidéo à Strasbourg, ndlr) entre 2007 et 2009. Une première communauté de joueurs s’est créée mais après la fermeture du cyber en 2009, celle-ci a commencé à se fissurer puisqu’on n’avait plus d’endroit où se retrouver. Il y avait bien des événements sporadiques comme des LAN (rassembler des participants dans un même lieu pour s’affronter via des ordinateurs en réseau, ndlr) mais ça ne permettait pas de consolider une communauté déjà fragile. »
Contrairement aux cybercafés, l’ambiance au Meltdown est conviviale et vivante et se rapproche de celle d’un bar traditionnel, les filles en moins. Même si les inconnus s’abordent par un « tu joues à quoi, toi ?”. Le bar rassemble un public plutôt hétéroclite : des étudiants, chemise boutonnée jusqu’au col trinquent avec des tatoués aux cheveux longs, une moyenne d’âge de 25 ans.
« On préfère délaisser notre ordinateur personnel pour des machines moins performantes »
Les frères Colard aimeraient faire sortir leur communauté des poncifs habituels sur les gamers :
« Tu vois, nous, on parle à la presse avec plaisir, on a envie de montrer qu’on est des gens tout à fait équilibrés, avec une situation professionnelle, des copines, etc… On a trop longtemps souffert de la vision arriérée et stéréotypée avec laquelle nous présentent certains médias. »
Le plus jeune des frères Colard poursuit :
« Notre but, en tant qu’organisateurs d’événements, est de fédérer les joueurs, de les faire sortir de chez eux. On veut que ces joueurs isolés et éclatés dans Strasbourg se rencontrent IRL (In Real Life, dans la vie réelle) et trouvent un point d’ancrage au Meltdown. Sans cela, on ne peut pas parler de communauté. Avant, on allait au cybercafé parce que notre matériel ou notre connexion internet nous faisaient défaut. Aujourd’hui c’est le contraire, on préfère jouer physiquement ensemble au Meltdown, quitte à délaisser notre ordinateur perso pour des machines moins performantes sur place. »
Course au frag
Néanmoins, la communauté des gamers peut paraître hermétique, sans doute à cause du vocabulaire employé lors des discussions, composé d’un nombre incalculable d’abréviations et d’anglicismes : « Double proxy rax sur la b3 du zerg qui n a rien scouté et part hatch first, autant dire que le gg est proche »…
Mais les lacunes culturelles peuvent être comblées, les joueurs les plus expérimentés n’étant pas avares de bons conseils. Une partie des clients réguliers ne sont pas ce qu’on pourrait appeler des PGM (pro gamers) et viennent pour apprendre. C’est le cas de Wilson, dit « Mushu », étudiant en math info à l’air avenant et enjoué pour qui le Meltdown est devenu une deuxième maison :
« La première fois je suis venu seul, par curiosité, et l’atmosphère détendue et amicale m’a vraiment convaincu. Depuis, je viens assez souvent. Par exemple cette semaine, je suis venu tous les soirs. Je devrais peut-être faire une pause d’ailleurs (rires). Je touche un peu à tous les jeux et plateformes, PC comme consoles, ce qui fait que je suis moyen en tout mais bon nulle part. Je viens pour m’amuser, pas pour la compétition, comme certains try hard. Il m’arrive même parfois de venir sans jouer, juste pour regarder et glaner quelques conseils par-ci, par-là. »
Les thèmes abordés lors des discussions sortent peu du cadre du jeu vidéo et la vie privée n’est que rarement abordée. Mushu confie que puisqu’ils s’appellent tous par leur pseudo de jeu, il ignore jusqu’au prénom de plusieurs personnes qu’il fréquente pourtant depuis deux mois.
Un univers à forte dominante masculine
Ultra-minoritaires, les filles sont quasi-absentes au Meltdown. Une exception : Caroline, photographe d’esport et joueuse de Counter Strike : Global Offensive à ses heures :
« Oui, on est effectivement pas très nombreuses, mais ça va, ils nous traitent bien, même s’ils nous trollent (taquinent, ndlr) par moments (rires). En général, les filles commencent le jeu vidéo plus tard que les garçons. Et ce « retard » accumulé sur les garçons ne nous permet pas de les concurrencer. »
Mushu ajoute :
« La plupart du temps quand les filles viennent, c’est surtout pour accompagner leur mec et elles regardent plus qu’elles ne jouent. »
Débuts d’une pratique professionnelle de l’esport
Là où un joueur casual (pour le loisir) de Starcraft II réalise en moyenne 60 APM (actions par minutes), un joueur professionnel en réalise 300. Sceptique ? La preuve ci-dessous :
Le modèle économique de l’esport ressemble aux autres : de nombreuses marques d’équipement informatique soutiennent des équipes de joueurs professionnels en leur fournissant le matériel, faisant figurer en échange leur logo sur leur maillot. Pour mesurer l’importance grandissante que prend l’esport, on peut jeter un oeil sur les sommes d’argent chaque année plus importantes qui sont injectées dans les circuits de compétition. Ainsi, le cashprize (premier prix) du Intel Extreme Master World Championship 2015 s’élèvera à 250 000 $.
Des compétitions qui réunissent jusqu’à 500 000 personnes
Les plus grandes compétitions peuvent accueillir jusqu’à 500 000 personnes et au-delà dans des salles immenses, les compétiteurs jouant sur une scène, entourés d’écrans géants dans un univers futuriste sur fond de musique dubstep. Un rapport fan-star existe également, les meilleurs joueurs étant adulés et admirés et les plus fervents n’hésitent pas à leur demander des autographes et à poser le temps d’un selfie.
Même le vocabulaire employé fait référence au sport, les joueurs se décrivant eux-mêmes comme étant des athlètes sur leur compte Facebook, comme le strasbourgeois GMX. Certaines équipes professionnelles investissent dans des Gaming houses dans lesquelles vivent les joueurs d’une même équipe et leur staff pendant plusieurs mois pour s’entraîner intensivement : jouer plusieurs heures par jour, regarder des replays pour s’inspirer d’autres joueurs ou établir des stratégies collectives.
Le Meltdown, un tremplin vers une carrière professionnelle
Et d’ailleurs, les frères Colard sont loin d’être des inconnus dans le monde de l’esport français. Leur équipe Créative a été classée première en 2008 sur le jeu Counter Strike : Source. Juan Colard explique :
« On est plutôt fiers quand on pense que Shox et Happy, deux des cinq membres de Envy us, la meilleure équipe française et numéro 2 mondiale sur le jeu Counter Strike : Source, ont fait une partie de leur formation professionnelle chez nous. »
Aujourd’hui, la team Créative s’est dissoute et les frères Colard préfèrent laisser la place aux suivants et se consacrer à détecter des nouveaux talents. Selon eux, jouer au Meltdown peut constituer un premier pas vers la carrière professionnelle. D’autres Meltdown existent en France, au Royaume-Uni et en Allemagne. Quand le groupe organise une compétition, bien se classer peut apporter de la notoriété et une visibilité à l’échelle européenne. Quelques joueurs semi-pro strasbourgeois caressent ce rêve du bout des doigts.
Aller plus loin
Sur Le Monde : Profession : joueur de jeu vidéo
Sur Le Figaro : Les joueurs professionnels, bien payés et heureux
Chargement des commentaires…