Le phénomène s’est amplifié ces dernières années, et c’est tant mieux : la préoccupation des migrations forcées dans le monde donne naissance à de nombreuses productions artistiques. Les plus engagés et les plus célèbres des artistes visuels ont créé des buzz – pour la bonne cause – en graffant à Calais (Banksy) ou en érigeant des gilets de sauvetage en mémorial (Ai Wei Wei). C’était également l’un des thèmes prédominants au dernier festival de photo documentaire Visa pour l’Image, qui a décerné son premier prix à un travail sur le sujet.
S’il faut prendre garde à la banalisation et à la « spectacularisation » de l’image, le sujet des migrants est encore trop évoqué de manière superficielle dans le débat public. Des points de vue alternatifs nous permettent parfois nous rappeler que nous appartenons tous à la même planète.
Des photos choc, des cartes sensibles
En entrant à Stimultania – qui a dû littéralement pousser les meubles pour donner un maximum d’espace à l’exposition – la pénombre soudaine fait ressortir quelques images lumineuses. Sur la première, un golf verdoyant affiche en fond une clôture sinistre où sont perchés quelques hommes et bientôt un policier. Deux golfeurs parviennent à faire semblant d’ignorer la scène, qui se déroule dans l’enclave espagnole de Melilla au Maroc. La violence du contraste et de l’hypocrisie serre le cœur, tout comme, sur une autre image, la monumentale agressivité de la barrière anti-migrants du port de Calais vue depuis l’espace entre la double paroi barbelée. Une série de photos parcourt ainsi de nombreux pays, entre trajets, obstacles et attentes.
Elles correspondent avec une série de cartographies animées, où les données collectées par le réseau Migreurop sur les déplacements de populations entre l’Afrique et l’Europe sont la matière de modélisations édifiantes. Pendant 10 ans, ce réseau d’associations a rassemblé photos, chiffres et témoignages.
Un travail de suivi exceptionnel, d’autant plus parlant qu’il parvient à rendre ses données sensibles : en suivant les points lumineux sur les cartes, on a assiste bien à une nuée de destinées humaines captives des remous de la géopolitique. On peut y retracer des parcours individuels invraisemblables, ou mesurer la réalité de la « forteresse Europe » que prédisait Asian Dub Foundation en 2003 pour… 2022. On y est déjà.
Une procession universelle
Pour offrir un angle de vue plus artistique au sujet, l’équipe de Stimultania s’est souvenue d’une œuvre de William Kentridge découverte aux dernières Rencontres d’Arles. Camille Bonnet, chargée de la communication et du mécénat, explique ce pari un peu fou :
« C’est la première fois que William Kentridge expose dans un lieu aussi petit, et avec un budget modeste ! Il a accepté de prêter l’oeuvre gratuitement, et aussi de l’adapter aux dimensions de la salle. »
La projection s’étend tout de même sur 25 mètres et englobe le spectateur dans une procession de personnages filmés en contre-jour et de dessins animés au fusain. Burlesques, inquiétantes, un peu saccadées, ces images rappellent les premiers cartoons en noir et blanc mais renferment aussi toute l’histoire de la civilisation, à commencer par celle de l’Afrique. Les seuls personnages blancs sont un politicien guignolesque et ses deux dactylos dociles.
La marche est menée au travers d’un paysage sans cesse effacé et redessiné, et chargée de symboles. L’un des marcheurs s’accroche à une perfusion de christianisme, l’autre emporte sa cage avec lui… Dans leurs costumes africains taillés dans des sacs plastiques comme une résistance de l’identité à la misère de l’exode, les personnages exécutent une danse macabre : tous dans le même bateau, tous humains, autant en rire !
Ce lent défilé se joue sur une musique à la fois solennelle et joyeuse, mêlant l’Internationale à des airs traditionnels du Zimbabwe. Au-delà de l’apartheid, il renvoie à toutes les oppressions qui ont forgé les États et qui ont jeté des hommes sur les routes.
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