Une jolie bouteille verte, une étiquette sobre et chic, une bière de mars blonde et rafraîchissante, ni très amère, ni trop charpentée. Un classique qui vaut surtout par son nom, Schutzenberger. Un nom qu’on croyait mort et enterré en 2006, à la fermeture de la dernière brasserie indépendante de Schiltigheim – l’avant-dernière alsacienne, derrière Météor à Hochfelden. Alors, 70 salariés se retrouvaient sur le carreau et, après Adelshoffen fermée en 2000 par Heineken, la cité des brasseurs comptait une nouvelle friche industrielle en plein cœur de la ville.
Après des années de procédures judiciaires croisées, une liquidation clôturée en décembre 2011 par extinction du passif (obtenue par la vente d’une partie des biens immobiliers de la société, et notamment des restaurants*) et une inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en 2008, l’héritière Marie-Lorraine Muller réapparait et veut à nouveau « incarner la marque ». Son but : relancer les bières Schutz (Jubilator, Noël, Tütz, bière sur Lie…) et, peut-être d’ici quelques années, redonner vie au patrimoine familial.
Positionnée haut-de-gamme, à 1,99€ la bouteille
Relancer les marques d’abord. Après deux brassins distribués gracieusement en 2012, 90 hectolitres brassés à Saverne (chez La Licorne, une brasserie du groupe Karlsbraü, « sous-traitant » et futur « partenaire privilégié » de Schutz) viennent de rejoindre les rayons de quelques enseignes. Cette bière de mars Schutzenberger est également proposée par certains restaurateurs amis de Marie-Lorraine Muller, comme Cédric Moulot (Le Tire-Bouchon, le 1741), Philippe Bohrer et Gilbert Mestrallet au Crocodile, ou Bruno Dinel au Bistrot du boulanger. De futurs actionnaires dans une nouvelle société qui prendra le relais de l’entreprise historique ? A n’en pas douter, pour certains en tout cas, mais cette « cuisine interne » n’a pas vocation à s’étaler sur la place publique, soufflent plusieurs acteurs du dossier.
Ce qui est public à tout le moins, c’est le positionnement marketing haut-de-gamme que veut promouvoir Marie-Lorraine Muller, qui compte arroser de Schutz toutes les grandes tables de Strasbourg, Lyon ou Paris. Sans pour autant négliger les fidèles de la marque, qui, assure-t-on dans son entourage, se précipitent au Simply Market de Schiltigheim, où ces bières revenantes se vendent bien, malgré leur prix – 1,99€ la bouteille de 33 centilitres. L’engouement est aussi sur Facebook, où la page créée mi-février compte déjà plus de 400 fans.
Le domaine de Schiltigheim ensuite. Là, le tableau est moins rose. Vaste friche industrielle de 2,8 hectares qui menace de tomber en ruine par endroits, la brasserie de la Patrie ou brasserie Schutzenberger, installée là depuis 1847 (la brasserie a été fondée elle en 1740), est en grande partie protégée depuis 2008 au titre des monuments historiques. Un classement attaqué par les liquidatrices de l’entreprise mais confirmé par la cour administrative d’appel de Nancy en février 2012.
Désaffectés depuis 2006, les bâtiments prennent l’humidité et la poussière, les plâtres s’effritent, les tags se multiplient. Malgré le gardiennage du site par une entreprise de sécurité qui coûte à la brasserie plusieurs milliers d’euros par mois, les traces du passage de squatteurs sont nombreuses et, plus ennuyeux, des voleurs de cuivre s’en sont pris aux cuves de brassage. Bilan : une tonne de matériaux volée.
La friche Schutzenberger à Schiltigheim – 12 mars 2013
Malgré l’état des lieux, l’héritière projette la renaissance du site. « Les rêves ne coûtent rien », reconnaît-t-elle. Ses rêves : une piscine sur le toit de la malterie, « j’en ai vu une comme ça à Melbourne », un hôtel peut-être, un restaurant autour de la thématique brassicole bien sûr.
Surtout, elle voudrait installer dans l’ancienne chaufferie, à côté de l’ancienne salle de brassage, une petite brasserie pour faire de la « R&D » (recherche et développement) sur des utilisations alternatives de la bière, et même curatives. Un investissement estimé à 3 millions d’euros quand même mais cette partie brasserie permettrait au lieu de conserver son « ADN brassicole », estime-t-elle. Sur les montants nécessaires à la rénovation de l’ensemble, Marie-Lorraine Muller reste floue. « En fonction du projet, ça peut aller de 1 à 100 [millions d’euros]. » Si ne s’agit que de rénover l’existant, « c’est surtout cosmétique », juge-t-elle. Les peintures et le jardinage en somme.
Raphaël Nisand : « Je ne crois pas aux chimères de Mme Muller »
A ce scénario un peu trop optimiste, le maire PS de Schiltigheim n’adhère pas. Alors que la propriétaire parle de « relations apaisées » avec lui, l’édile ne se montre pas très clément en retour. En cause : la villa située à l’angle des rues de la Patrie et Schutzenberger, pour laquelle il a pris en février 2013 un arrêt de péril imminent. « Du plâtre a dégringolé, on a mis des barrières. » Un document qui, glisse-t-il, va « permettre [d’ici quelques temps] à la commune de faire des travaux et de présenter la facture à la propriétaire ». Il enfonce le clou : « Ce qui m’importe à moi, c’est que des pierres ne tombent pas un jour dans un landau. » Marie-Lorraine note quant à elle : « C’est cette maison qui m’empêche de dormir en ce moment. J’attends l’autorisation d’occupation du domaine public pour mettre un échafaudage… »
Mais ce qui agace en fait Raphaël Nisand, c’est que ce site, « idéalement placé », reste en friche. « Le CMCO, premier employeur de la ville [au passage, dirigé par son frère Israël Nisand, par ailleurs conseiller municipal à Strasbourg], est à deux pas. Les gens ne demanderaient qu’à pouvoir se loger en face. » Surtout qu’il compte bien intégrer le domaine dans son projet de ZAC (zone d’aménagement concerté) des friches du sud de la ville. Alors, « les chimères de Marie-Lorraine Muller », il n’en a que faire. « Moi, je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je touche (sic). » Ambiance.
En face, l’entreprise de rabibochage est d’autant plus compliquée que la situation de « MLM » n’est pas des plus simples. Même si le tribunal ne l’a privée ni de ses actions (55%), ni de son droit de vote à l’assemblée générale des actionnaires, « comme il aurait pu le faire », précise l’intéressée, ce n’est pas elle qui tient les cordons de la bourse, mais sa sœur. Et, même si les deux femmes sont « en étroite communication », Marie-Lorraine Muller ne cache pas que la « prudente » (et discrète) gestionnaire tient serrés les cordons de la bourse. Trop pour mener à bien les projets de l’ambassadrice des bières Schutz ? On ne sait.
Une expropriation ? Une réélection d’abord
La ville de Schiltigheim, qui avait déjà fait une proposition de rachat du site au moment de la liquidation, se dit toujours intéressée. Si Marie-Lorraine Muller et ses actionnaires minoritaires ne craquent pas, seul un projet nécessitant une déclaration d’utilité publique pourrait entrainer à moyen terme une expropriation. D’ici 3 ou 4 ans, peut-être. Et si Raphaël Nisand est toujours maire. Beaucoup de si, donc.
* La SA Grande brasserie de la Patrie Schutzenberger, dont Marie-Lorraine Muller est actionnaire majoritaire à 55%, est encore propriétaire de 5 des 30 établissements initiaux. Parmi eux, la brasserie Schutzenberger de la place Kléber à Strasbourg, dont le sort – vente ou location – n’est pas encore scellé, Chez l’Ami Schutz à la Petite France (Strasbourg) et la Taverne Schutzenberger à Haguenau.
Aller plus loin
Arrêté de protection de la brasserie Schutzenberger – 30 janvier 2008 (PDF)
Le nouveau site de la bière Schutzenberger / La page Facebook
En librairie (sortie février 2013) : « La route de la bière en Alsace », Gabriel Thierry et Eléonore Delpierre, éditions Ouest France.
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