Plus de deux semaines après la mise en place des mesures de sécurité relatives au Marché de Noël au centre-ville de Strasbourg, les commerçants s’inquiètent d’une éventuelle prolongation de la restriction de circuler pour les véhicules. Depuis quelques jours, les camionnettes zigzaguent au milieu des groupes de touristes et les livreurs déposent ou embarquent des colis, les yeux encore plus rivés sur la montre qu’à l’accoutumée.
Ce matin-là, il est déjà 9h30 place du Temple Neuf et personne, du côté du traiteur Porcus, n’a le temps de faire une pause pour répondre à quelques questions. À 10 heures, les livraisons devront être terminées et à 11 heures, toutes les camionnettes devront avoir disparu de l’ellipse insulaire, « sans exception ».
La circonstance de l’état d’urgence et les mesures de sécurités actuellement en cours constituent pour la Ville une « phase de test ». Car en quelques jours, c’est un point du programme électoral de Roland Ries en 2008, qui a subitement pu être appliqué : réduction drastique de la voiture au centre-ville et libérer cette place au bénéfice des piétons. Une politique qui n’est qu’en partie mise en oeuvre jusqu’à présent, à travers la création de « zones de rencontre » rue des Frères et rue des Serruriers et la piétonisation de la place du Château en 2013.
Quand le centre-ville se mue en « laboratoire à ciel ouvert »
Il restait encore à la municipalité à s’attaquer à la délicate question du « dernier kilomètre » pour les livraisons : décongestionner l’ellipse insulaire du trafic, contribuer à réduire les émissions de gaz à effet de serre et repenser l’approvisionnement de la ville à partir de la périphérie. Autant de points susceptibles de froisser les transporteurs et les commerçants, déjà réticents, par le passé, à la réduction progressive de la voiture en ville concomitante à l’arrivée du tram et la piétonisation de certains axes.
Désormais vidé de ses voitures, le centre-ville constitue, selon Alain Fontanel un « laboratoire à ciel ouvert ». Le premier adjoint (PS) au maire de Strasbourg en charge de la coordination du Marché de Noël envisage déjà de « tirer des leçons de l’expérience » :
« Il faudra voir ce qui pourrait perdurer ou pas. Par exemple, il y a plus de 13.000 habitants dans l’ellipse et les résidents ont eu un accès prioritaire aux parkings du centre-ville. C’est un coût que l’on ne peut pas se permettre de pérenniser.
On se rend compte aussi que les livraisons posent encore problème : à l’heure actuelle il est plus facile de faire rentrer des colis dans l’ellipse que d’en faire sortir. Les traiteurs qui produisent en centre-ville ont besoin de transports réfrigérés et une solution serait à envisager avec les commerçants. »
L’aubaine pour les cyclo-cargos
Pour pallier les restrictions de véhicules, et notamment les livraisons, la municipalité a dégainé l’option des cyclo-cargos. Trois entreprises (Novéa67, Timing et Tomahawk) utilisent des triporteurs à assistance électrique et transportent les colis dans des caisses en aluminium pouvant supporter 30 à 50 kilos de charge utile.
Un mode de transport écologique favorisé par la Ville qui planche depuis plusieurs années sur plusieurs scénarios pour acheminer des colis de la périphérie vers la ville : tram-fret, véhicules électriques et… triporteurs. En 2011, Strasbourg avait déjà inscrit dans le projet ÉcoCités la refonte du transport urbain des marchandises et en 2012, laissait Géodis, installer sa filiale de livraison écologique sur le dernier kilomètre.
Seulement, l’actuelle expérimentation des cyclos-cargos ne se fait pas sans couacs. Selon Jean-Sébastien Ohmann, directeur des moyens généraux de Novéa67, le contexte sécuritaire rattrape les livreurs à vélos :
« Nous sommes soumis aux contrôles de sécurité et nous devons entrer et sortir par un point unique, au Faubourg de Pierre. On dispose d’autorisations nominatives mais nos colis peuvent être ouverts. Il y a quelques jours, les restrictions étaient telles qu’on a même du livrer à pied. La Ville a pour ambition d’être propre, là c’est imposé.
Tout le monde n’a pas forcément réussi à se réorganiser et pour les denrées alimentaires, c’est très compliqué à gérer car certains produits nécessiteraient des transports réfrigérés. Or ce n’est pas encore rentré dans les moeurs. Les traiteurs et restaurateurs peuvent avoir peur que les plateaux repas bougent pendant le transport. »
Pour Alain Jund, adjoint au maire (EELV) en charge de l’urbanisme, et fervent soutien au projet d’une réduction de la voiture en ville, les commerçants n’ont pas encore la « culture » cycle-cargo. Il souhaiterait une réflexion plus globale étendue à l’ensemble de l’agglomération :
« On a désormais franchi une nouvelle étape qui ne doit pas seulement se faire sur l’ellipse insulaire. À Strasbourg, 50% des déplacements de moins d’un kilomètre se font encore en voiture, c’est énorme. Avec ce qu’on vit en ce moment, on se dit “tiens, vivre sans voitures n’est pas impossible”. On m’accuse parfois d’anti-bagnolisme primaire mais depuis que la rue des Juifs est devenue piétonne suite à l’état d’urgence, on s’aperçoit d’un coup que la portion réservée aux piétons est minime par rapport à l’espace qu’occupe la route ».
Lauréate du projet « Ville respirable en 5 ans« , Strasbourg va aussi en profiter pour procéder, par le biais de l’ASPA, à des relevés de la qualité de l’air à plusieurs endroits de la grande île.
Le centre-ville : une desserte « stratégique » et « conflictuelle »
Mais les élus restes prudents sur l’avenir car si les riverains se disent « satisfaits du calme » des rues « vidées des pots d’échappements », ils savent qu’il faudra faire face aux commerçants déjà inquiets. Dans une étude de 2009, la desserte du centre-ville, premier pôle de l’agglomération en terme de chiffre d’affaires, est décrite comme « stratégique » mais « conflictuelle », générant près d’un quart des mouvements de marchandises.
Sur place, les commerçants affirment subir le contre-coup des restrictions d’accès au centre-ville. La Chambre de commerce d’industrie du Bas-Rhin (CCI) indique que certains enregistrent un « très net recul de leurs ventes » par rapport à l’an dernier.
Du côté de chez Frick Lutz, rue des Orfèvres, Sébastien Stahl, responsable qualité, explique que l’entreprise de boucherie-charcuterie-traiteur a enregistré 30% de chiffre d’affaire en moins dès le premier week-end du Marché de Noël :
« On a du se réorganiser en interne car si on a une panne sur une machine en journée, le réparateur ne pourra pas accéder au centre-ville. Nous faisons aussi intervenir davantage de personnel qui fait plus d’heures puisque l’on doit ouvrir plus tôt le matin pour les livraisons. »
« Les commerçants jouent le jeu en grinçant des dents »
Christophe Ziegler, épicier sur la place du Marché Neuf, a de son côté constaté une baisse de 53% de son chiffre d’affaire par rapport à la même période, l’an dernier:
« Chez moi, avec un kilo de pommes, un kilo de patates, ça va vite. Les clients se retrouvent les bras surchargés et je les voie mal repartir en tram. Ils ne peuvent plus venir jusqu’à nous en voiture et depuis les restrictions la quinzaine de places de parking devant mon magasin sont vides. »
D’autant plus que, selon les commerçants, un panneau lumineux de l’A35 indiquait que le centre-ville était « inaccessible », détournant ainsi de potentiels clients. Ils ont fait pression pour qu’il soit changé. Pierre Bardet, directeur des Vitrines de Strasbourg, prévient déjà :
« Si la municipalité pense prendre cette période en exemple, ils se trompent. Les commerçants jouent le jeu pour le moment en grinçant des dents, mais si certains élus ont dans l’idée de continuer ce dispositif, on sera vent debout. De manière générale, les commerces à Strasbourg enregistrent une baisse de 26 à 28% de leurs ventes. Il y a certes la sinistrose ambiante et un pouvoir d’achat en baisse, mais les mesures de sécurité ne nous sont pas favorables. »
Le débat ne semble que commencer. Alain Fontanel n’exclut pas de réitérer des opérations piétons dans le centre-ville, d’étendre certaines zones piétonnes et d’accélérer le travail sur le dernier kilomètre de livraison. Reste à voir si ces mesures seront aussi facilement applicables sans le contexte des mesures de sécurité liées au Marché de Noël.
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