La déontologie à Strasbourg avait mal commencé. Lors d’une séance surréaliste du conseil municipal du 26 janvier 2015 où la charte de déontologie était modifiée en pleine séance, l’opposition demandait une suspension des débats mais le maire Roland Ries (PS) procédait au vote, pressé de se rendre à un dîner à l’Élysée. Pour comprendre l’histoire de la déontologie et de Strasbourg, il faut remonter aux élections municipales de mars 2014.
L’éthique est un sujet du début de campagne car deux enquêtes pour favoritisme sont ouvertes : l’une concerne des études conduites par des entreprises locales dans l’affaire dite du « tram de Bamako » et l’autre une enquête bidon de quatre pages sur le marché de Noël facturée près de 30 000 euros, finalement remboursée à 70%. Les juges n’ont ni prononcé un renvoi, ni un non-lieu, bien que le coup d’État en 2012 au Mali risque de compliquer les enquêtes. La Chambre régionale des comptes avait pointé plusieurs irrégularités comme l’absence de mise en concurrence.
En janvier 2014, tous les prétendants à la mairie strasbourgeoise signent la charte de l’association anti-corruption Anticor. Problème, l’ancienne adjointe Chantal Augé (sans étiquette) en est la présidente dans le Bas-Rhin et cette dernière a été écartée par le maire au cours du mandat 2008-2014, car il estimait que cela mettait en doute sa loyauté envers l’équipe municipale. Lors du mandat précédent, une autre adjointe, Caroline Ctorza, avait aussi proposé une charte, mais son texte tombe aux oubliettes.
Chantal Cutajar arrive dans la campagne des municipales pour parler déontologie
C’est alors qu’entre en scène Chantal Cutajar (sans étiquette, adjointe de Fabienne Keller en 2001 partie en 2002, puis candidate Modem en 2008), qui doit « attester de la probité de Roland Ries« . Maître de conférence de droit public à l’université, elle est alors membre du conseil d’administration de Transparency International, association plutôt connue pour son action au niveau international, qui rédige sa propre charte que Roland Ries signe. Le vice-président de l’antenne française se déplace même à Strasbourg pour marquer le coup.
C’est dans ce contexte que Roland Ries, réélu en mars 2014, adapte plusieurs recommandations de cette charte. Première interprétation alsacienne, plutôt que de mettre en place, comme à Paris – et non sans polémiques locales – une commission avec des élus de la majorité, de l’opposition, des citoyens et des déontologues, Chantal Cutajar et la municipalité préfèrent un seul interlocuteur. L’adjointe précise :
« Je n’ai jamais été partie prenante de cette commission, car je crains l’instrumentalisation que l’on peut faire de ces sujets. Nous avons fait le choix d’un déontologue indépendant. »
Dès novembre 2014, Strasbourg peut se targuer d’être la première ville avec son propre déontologue, comme pour l’Assemblée Nationale. La mission revient au professeur de droit public Patrick Wachsmann, un collègue de Chantal Cutajar à la faculté de droit. Les milieux universitaires comme l’opposition politique louent ses qualités et son professionnalisme, mais sa proximité avec l’adjointe interrogent tout autant.
« L’indépendance, ça se prouve », répond le déontologue, qui compte bien ne pas ternir sa réputation d’ici 2020. Ses fonctions sont bénévoles, il dispose d’un secrétariat, d’un bureau, d’une adresse email et d’un coffre pour garder les déclarations d’intérêts.
Seulement une dizaine de déclarations transmises
En janvier 2015, la charte de déontologie est modifiée. Les conseillers municipaux (et non plus seulement les adjoints comme l’exige la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, HATVP) peuvent remettre – sur la base du volontariat, la loi empêchant une telle obligation – une déclaration d’intérêts, qui liste leurs mandats, métiers, activités associatives et profession du conjoint. Le but est qu’un membre d’une association ou d’une société ne vote pas des dispositions qui favorisent l’enrichissement, le gain de notoriété de sa propre personne ou de ses proches.
Mais malgré un vote à l’unanimité de la majorité PS-EELV (27 conseillers en plus des 21 adjoints), le déontologue n’a reçu « qu’une dizaine » de déclarations et a été sollicité par une demi-douzaine d’élus, adjoints compris, pour éclaircir leur situation personnelle.
Dans l’opposition LR/UDI/Modem (15 élus), la règle est le cas par cas. Les deux conseillers FN n’ont pas remis la leur. Celle de Jean-Luc Schaffhauser (eurodéputé) est déjà publique et Julia Abraham n’a pas d’autre mandat, fait valoir le parti. De manière générale, l’opposition ne comprend pas trop comment elle pourrait faire valoir des intérêts personnels alors que ce sont les adjoints qui prennent les décisions. Chantal Cutajar répond que l’opposition a tout de même accès aux décisions à travers des commissions spécifiques.
Chez les adjoints, certaines déclarations non publiées
Chez les adjoints, la charte votée préconisait qu’ils publient leurs déclaration d’intérêts sur le site municipal, strasbourg.eu, ce qui devrait être la règle sur le site de la HATVP, mais prend du temps, semble-t-il Dix mois après le vote, encore quelques déclarations sont manquantes. Dans les DNA, Nawel Rafik Elmrini (sans étiquette) plaide l’oubli et l’a depuis mise en ligne. Cinq manquent encore à l’appel, dont celle de la secrétaire départementale du PS 67, Pernelle Richardot et de son prédécesseur, Mathieu Cahn, qui avancent ne pas vouloir faire paraître la profession du conjoint ou en avoir déjà rempli une auprès de la HATVP. La phobie administrative n’est pas loin.
Parmi celles remplies, toutes à la main sauf pour le maire et son premier adjoint, beaucoup de libertés sont prises : des pages manquent, certains mettent leurs mandats en cours, d’autres non, d’autres ne mentionnent pas la rémunération, etc. Même Chantal Cutajar a découvert que certaines pages n’avaient pas été numérisées quand nous lui avons signalé. Pour la HATVP l’essentiel est que les infos qui ne sont pas publiques par ailleurs figurent dans le document.
Aucune plainte enregistrée
Dès la création du poste de déontologue, plusieurs critiques ont accompagné l’encadrement de la fonction. Notamment, que son périmètre soit cantonné au conseil municipal, qui laisse de plus en plus les dossiers économiques et stratégiques aux 28 communes de l’Eurométropole, et qu’il n’a pas de pouvoir d’enquête, là où la HATVP dispose d’une trentaine d’agents. Le déontologue précise que son rôle est nouveau et vise d’abord à sensibiliser les élus :
« En dehors des cas connus comme l’affaire Cahuzac, il y avait une grande méconnaissance des conflits d’intérêts au niveau local. Je suis un outil à la disposition des élus. S’ils me sollicitent, je les aide à se mettre en conformité par des recommandations. Par exemple, s’ils sont membres du conseil d’administration d’une association ou de société, je préconise qu’ils ne participent pas au vote et même sortent de l’hémicycle lors des débats (le premier point est habituellement respecté mais pas le deuxième, ndlr). Je ne peux m’auto-saisir, il faut qu’il y ait une plainte écrite. Dans ce cas, je mettrai en place une procédure contradictoire et si je vois qu’un conseiller municipal me raconte n’importe quoi, je pousserai l’enquête plus loin. Mais à ce jour, je n’ai reçu aucune plainte. Est-ce que cela veut dire que tout est en règle ou que mon rôle n’est pas connu ? C’est peut-être plutôt la deuxième solution (rires). »
N’importe qui peut saisir le déontologue
Même s’il n’a pas d’éléments, un simple citoyen ou un agent de la collectivité, peut interpeller le déontologue sur une situation par une demande écrite et motivée, qui ne peut être anonyme. Le déontologue garantit l’anonymat des différentes parties et ne peut donner le résultat de sa procédure à celui qui l’a alerté. Le séminaire à destination des agents, premiers témoins de ce genre de situations, doit mieux les sensibiliser à ces questions. Au Parlement, un projet de loi vise à mieux protéger les fonctionnaires des pressions s’ils deviennent « lanceurs d’alerte ».
Cette absence de plainte en dix mois peut étonner. Plusieurs situations ont agité l’actualité locale : la construction de résidences pour en confier la gestion à l’association Amitel présidée par l’élu écologiste Jean Werlen via la Société d’aménagement et d’équipement de la région de Strasbourg (SERS), « l’outil de la collectivité » dixit le maire ; la société Gaz de Strasbourg est présidée par l’adjoint Olivier Bitz et passe des marchés publics avec l’Eurométropole ; des recrutements à l’Eurométropole et dans ses sociétés satellites concernent des proches ou des collaborateurs d’élus…
Comme souvent avec les conflits d’intérêts, la qualité des personnes ou des prestataires n’est pas remise en cause, mais ces situations correspondent à la définition de la loi à savoir une « situation d’interférence [qui] paraît influencer l’exercice d’une fonction ». Sur les différents cas, le déontologue répond qu’il se prononcera avec plaisir s’il est saisi. Il considère en que son rôle s’étend au delà du simple hémicycle strasbourgeois, et donc aussi aux établissements en lien avec la collectivité :
« J’ai une vision large du rôle d’élu. S’il est prouvé qu’il utilise ses relations, peu importe la forme, pour ses intérêts, cela me concerne. Mais le mode d’organisation des services via des sociétés dépend du choix de la collectivité. Je n’ai pas à les commenter. »
Il est plus difficile d’inspecter des sociétés et leurs conseils d’administration fermés que les délibérations publiques et filmées du conseil municipal.
Pour le conseiller municipal d’opposition Pascal Mangin (LR), toutes les critiques de l’année dernière restent d’actualité :
« Quand bien même un(e) élu(e) ne vote pas une délibération qui la concerne, la majorité est très importante et cela ne changera jamais l’issue d’un vote. »
L’opposition demande un déontologue à l’Eurométropole
Quant à la mise en place d’un déontologue pour le Conseil de l’Eurométropole, son président Robert Herrmann (PS) avait répondu en février qu’aucun groupe n’en avait fait la demande, bien qu’une lettre de Georges Schuler, président du groupe d’opposition « Les Républicains » prouve le contraire, et qu’il attendait de voir si cela fonctionne ou non au niveau de la Ville. Pour Chantal Chantal Cutajar, certaines pratiques à la Ville valent tout de même pour l’échelon supérieur :
« Quand nous mettons en place des règles sur les marchés publics, liberté d’accès, égalité de traitement des candidats et transparence des procédures, aux différents niveaux, elles valent pour l’Eurométropole puisque les administrations sont complètement fusionnées. »
L’adjointe est-elle en situation de conflit d’intérêts ?
Reste que le conflit d’intérêts est une notion laissée à l’appréciation de chacun. L’adjointe en charge de ces questions, Chantal Cutajar, est par exemple directrice du Collège Européen des Investigations Financières et de l’Analyse financière Criminelle (CEIFAC). Cette composante de l’Université perçoit 1,84 million d’euros en trois ans à travers le contrat triennal 2012-2015. Ce dispositif est signé par l’Eurométropole et la Ville de Strasbourg, le département du Bas Rhin, le conseil régional et l’État. Le CEIFAC n’y figurait pas avant. Pour Chantal Cutajar, cela ne relève pas d’un conflit d’intérêts :
« Je n’ai pas voté le contrat pour couper court à la polémique, mais ce n’était pas une situation de conflit d’intérêts. C’est de l’argent que perçoit l’Université, pas moi. Le CEIFAC était déjà financé avant par la CUS et la Région Alsace à hauteur de 20 000 euros (5%) chacun, et 90% par la Commission européenne, l’État participant par la mise à disposition d’un lieutenant-colonel de la gendarmerie. Et puis ce centre participe au rayonnement de Strasbourg. »
Après une première note pour rappeler la loi en juin, le déontologue rédigera son premier rapport annuel en décembre sur les pratiques constatées. S’il reçoit une première plainte d’ici là, il pourra y ajouter des enseignements à titre général, mais pas sur des situations particulières.
Y Aller
Discussion entre les déontologues de l’Assemblée nationale et de Strasbourg, jeudi 29 octobre à 18h, à la librairie Kléber rue des Francs-Bourgeois à Strasbourg.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Au conseil municipal, « unanimité » pour plus d’éthique, mais lors du vote seulement
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