Karim aurait voulu « être quelqu’un ». Cet Algérien installé à Strasbourg en 1972 ne s’imaginait pas cordonnier dans sa jeunesse. Depuis plus de 25 ans, il incarne pourtant le sourire derrière la vitrine pour les passants du boulevard d’Anvers, la petite blague du samedi matin après le marché pour les personnes âgées qui viennent le saluer et le bricoleur des objets du quotidien. Il voulait être plus que cela.
« Je ne sais pas, être mieux placé, dans une meilleure situation. Là je ne suis pas quelqu’un, je suis juste une personne… »
Une personne ordinaire, un commerçant de quartier apprécié et qui aide régulièrement les habitants… C’est déjà pas mal. Mais Karim rêvait d’un autre destin, il a appris « sur le tas » comment manier les semelles et le cuir dans les années 80 et ne s’est jamais arrêté. Surtout pas aujourd’hui à 53 ans.
« En 1986, j’ai rencontré un cordonnier qui cherchait quelqu’un pour l’aider. Avant, je n’avais jamais entendu parler de ce métier. J’avais 24 ans et il m’a pris à l’essai. Au bout de deux semaines, il m’a laissé seul pour gérer la boutique. Je me suis vite créé une clientèle. Les gens me demandaient pourquoi je ne m’installais pas à mon compte. Alors ça m’a travaillé et je me suis dit, dès que je trouve un local, j’envoie ma lettre de démission. J’ai trouvé tout de suite, je n’ai jamais connu le chômage ni le RSA. La cordonnerie c’est vraiment venu sur le tas, boulevard de la Marne, ce n’était pas un truc choisi, j’ai pris ce qui venait et puis j’ai foncé. »
Des hauts plateaux algériens au boulevard d’Anvers
En 1962, date symbolique de l’indépendance de l’Algérie, Karim naît à Sétif, sur les hauts plateaux algériens, à 300 km d’Alger. À ses dix ans, sa famille s’installe à Strasbourg. De son pays natal, le cordonnier ne garde que très peu de souvenirs.
« L’enfance en Algérie ? Je ne m’en rappelle pas grand chose. Si en fait, mon plus gros souvenir, c’est la neige, il y en avait tellement entre 1962 et 1970. Elle craquelait et on pouvait vraiment la croquer ! Et puis je me souviens qu’on allait chercher le blé dans les champs, mais c’est tout. »
En 1972, c’est le grand départ pour l’Alsace avec sa famille, pour aller rejoindre son père, installé depuis 1956.
Nostalgie d’une autre France
Karim explique que ses souvenirs les plus forts commencent réellement lors de son arrivée à Strasbourg en 1972. C’est d’ailleurs une époque dont il reste nostalgique :
« J’ai été accepté très rapidement, je n’ai jamais connu le racisme. J’allais à l’école primaire à Neudorf, je m’en souviens bien. Je regrette ces années-là, c’était vraiment la France. Il y avait une autre vision des choses, un autre mode de vie. Maintenant, c’est totalement différent, les choses s’assombrissent de plus en plus. De 1970 à 1990, pour moi c’était le bonheur. Et d’ailleurs, ce sont des petites choses qui me marquaient… Quand j’ai eu mon permis de conduire par exemple. Je faisais encore mon CAP et j’avais demandé au prof de me laisser une journée pour passer mon code, quand je suis revenu en classe, tout le monde a poussé un cri de joie parce que je l’avais eu. Deux mois plus tard, je passais le permis et lorsque je suis arrivé avec le papier rose dans les mains, il y a eu de nouveaux hurlements, c’était la fierté, on était reconnus pour tout ce qu’on faisait. »
Le clown triste
Karim parle beaucoup de ce qu’il aurait pu devenir et ne comprend d’ailleurs pas ceux qui se contentent de ne rien faire. Il voue alors une obsession pour le travail et la patience. Mais à vouloir être quelqu’un d’autre, il ne semble pas remarquer les bienfaits de ses actions pour les habitants du quartier.
Sarah est une de ses clientes régulières depuis presque 30 ans, elle raconte :
« Il est comme Nasr Eddin Hodja (personnage mythique de la culture musulmane, faux-naïf prodiguant des enseignements tantôt absurdes tantôt ingénieux. Ses histoires courtes sont morales, bouffonnes, absurdes ou parfois coquines, ndlr). Il est tellement gentil et à l’écoute. Je le connais de l’époque où il était dans son autre boutique déjà. À chaque fois que je viens, on a quelque chose à se dire et il me fait rire. C’est un homme de cœur. »
Il conquiert également les nouveaux clients comme Jean-Paul qui vient pour la deuxième fois :
« La première fois, je suis venu un peu dans le désespoir pour une réparation. Et comme c’est un lieu de passage, c’est toujours plein, mais il m’a réglé mon problème très vite et de manière très efficace. Je suis du quartier, j’avais déjà entendu parler de lui. Il met les gens à l’aise, il est très facile dans la conversation et parle toujours à quelqu’un. Je trouve qu’il va bien dans le quartier, il a toujours une blague pour détendre. »
Le mot pour rire, c’est ce qui revient régulièrement dans la bouche de ses clients. Certains s’en amusent dès leur entrée dans la boutique en commandant un expresso avec croissant aux amandes. Karim en a fait une force et sa marque de fabrique :
« Je pense que je vais remplacer Jamel Debbouze comme ça, on créera le Karim Comedy Club ! »
« J’aime bien qu’on me dérange »
Cordonnier par fatalité, il a pourtant l’air de trouver son compte dans le rôle de commerçant de quartier. À le voir sourire au passage des promeneurs qu’il reconnaît un par un sur le boulevard, à improviser méticuleusement des blagues à ses clients, personne ne pourrait imaginer un homme qui n’apprécie pas son métier.
Mais ce qu’il aime surtout, c’est qu’on lui apporte de tout et n’importe quoi, parce que les chaussures, c’est un peu monotone… Des aspirateurs, des machines à laver, un vélo, une voiture, il n’est pas sélectif, il bricole et répare tout ce qui lui passe sous la main.
« Je n’aime pas trop la cordonnerie, mais ce que je fais à côté oui. Je râle un peu sur le coup, mais j’aime bien qu’on me ramène de tout. J’aime bien qu’on me dérange. La cordonnerie au début je m’y intéressais, mais ça devient monotone et prise de tête. Des fois, les gens me demandent des trucs vraiment bizarres. J’ai déjà eu une cliente qui m’a amené son magnétoscope… Et puis d’autres veulent que je passe chez eux pour réparer leur machine à laver, une montre ou un réveil. Je leur fais des blagues mais j’adore ça. »
Être utile
Que ce soit derrière son comptoir ou chez ses clients, Karim apprécie le fait d’être utile et toujours occupé à quelque chose. Le repos ou la routine ont l’air de l’effrayer. D’ailleurs, ses dernières vacances en famille remontent à 2010. Ne pas travailler est une aberration pour lui.
« Je n’ai pas le temps pour voyager, je travaille tout le temps, et pour le SMIC à peine, alors des vacances… Mais heureusement que j’ai un boulot, le matin quand je me lève, c’est ce que je me dis. Si j’arrête un quart d’heure de travailler je m’ennuie et je me plie les doigts dans tous les sens. »
Pourtant, lorsque l’on observe les murs de son atelier, des dizaines de cartes postales du monde entier sont accrochées fièrement :
« Mes clients et mes amis m’envoient des images et des cartes des endroits qu’ils visitent et après ils viennent me raconter tout ça à la boutique. J’aime bien les écouter quand je travaille. »
« Je fais partie des pavés »
Plus qu’une cordonnerie, la boutique de Karim s’est transformée en lieu de rencontres et d’échange. Les clients les plus fidèles sont régulièrement accueillis par un café ou parfois une cigarette. À tel point que parfois, ce sont les clients eux-mêmes qui commandent un café au bistrot d’à côté pour lui faire parvenir.
« Oui, ça m’est déjà arrivé de voir une serveuse entrer avec son plateau et un café posé dessus. Elle m’a dit : “C’est de la part d’un de vos clients”. C’est marrant. Ils m’envoient un café pour me remercier et des fois je garde les tasses haha. »
Il faut dire qu’il les connait tous ses clients. Chaque jour, il voit défiler les nouveaux visages et les anciens du quartier. Yassin, son ami de 20 ans confirme :
« C’est un peu le refuge ici. On se retrouve parfois et on discute avec les copains. »
Karim en a conscience, et s’amuse de ne plus trouver le temps pour les réparations et les commandes.
« Je sais que tout le monde me connait ici. Je fais partie des pavés. On m’appelle “le petit cordonnier”. Et parfois quand les amis viennent pour papoter, ils m’empêchent de travailler hein ! Le problème, c’est que depuis le temps que je fais ce métier, je crois qu’aujourd’hui, la moitié de mes clients sont devenus des amis… Parfois ils viennent juste pour papoter ou boire un café, il n’y a rien à réparer, il faut juste discuter. »
Ce sont peut-être là les réparations les plus précieuses et les plus utiles de Karim, preuve qu’il est bien « quelqu’un » d’important, et ce depuis 25 ans.
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