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Pose Ton Flow, ou comment la jouer Jay Z devant son téléphone

Créée il y a un an par deux strasbourgeois, l’application musicale « Pose Ton Flow » essaime un peu partout en France. Appli 4 en 1, elle s’assimile à studio portatif : elle permet à son utilisateur d’écrire, de choisir sa musique, de « poser son flow » dessus et de la partager, créant du même coup une nouvelle communauté qui s’écoute et s’échange des sons. Les profs s’en sont aussi emparés pour travailler avec leurs classes, les grands textes de la littérature et… des textes de rap.

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Dans la rue, dans le tram, le bus, "Pose ton flow" se transforme en petit studio portatif (Photo : Max Disbeaux / Facebook)

Près de 1000 flows et "punchlines", des rimes chocs, ont été enregistrés et partagés sur l'application depuis janvier.
Près de 1000 flows et « punchlines », des rimes chocs, ont été enregistrés et partagés sur l’application depuis janvier. (Image : Facebook)

Les cinéphiles et les amateurs de rap se souviennent peut-être de cette scène du film 8Mile dans laquelle Eminem écrit frénétiquement des rimes sur des feuilles volantes. Avec l’application Pose Ton Flow, point de feuilles volantes ou de carnet de notes susceptibles d’être perdus. À partir de son smartphone, l’utilisateur peut à la fois écrire son texte, choisir le son sur lequel il « posera son flow », comprenez la manière, plus ou moins rapide, avec laquelle une phrase sera rappée. Une fois enregistré, toujours à partir du smartphone, le rappeur amateur peut partager le son avec les utilisateurs de l’appli : la communauté des poseurs de flows.

Pose Ton Flow est une idée de Max Disbeaux, réalisateur et documentariste d’origine marseillaise établi à Strasbourg et Adil Essolh, éducateur à la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) à Koenigshoffen, mordu d’applications en tout genre. Disponible depuis janvier sur Iphone et Android, l’application est téléchargeable gratuitement. Depuis, elle compte pas moins de 8 000 téléchargements et près de 1 000 « flows » ont été partagés.

Studios rares, smartphones partout

Tous deux amateurs de rap, ils partent d’un constat : pour les jeunes rappeurs amateurs, les studios restent difficiles d’accès. A contrario, tout le monde ou presque possède un smartphone avec la possibilité de s’enregistrer. Max et Adil s’inspirent d’une application américaine, The Booth Rap Studio (inédite en France), et ont très vite l’idée de faire de « Pose Ton Flow », plus qu’une simple application : mélanger culture populaire, culture numérique et en faire un outil pédagogique. Max Disbeaux, qui se décrit comme « réalisateur de rue », a tout de suite vue la possibilité de raconter des histoires :

« Je travaille sur le réel et suis amateur de rap. Je me suis dit qu’il y avait grâce à cette application un potentiel énorme pour raconter une histoire : celle de ceux qui utilisent “Pose Ton Flow”. Qui ils sont et dans quelles conditions ils utilisent l’application. Créer des applis, ça n’est pas mon métier, je suis réalisateur. L’appli me sert à repérer des situations. »

Porté par l’association O Bella Productions et la PJJ, le projet reçoit en 2013 le soutien financier de la Ville de Strasbourg grâce au dispositif Tango & Scan à hauteur de 20 000 euros. L’application a aussi reçu le soutien de la Région Alsace, du centre national du cinéma (CNC) de Radio France et l’inspection académique de Lettres-Histoire d’Alsace.

Par groupe de trois ou quatre, les élèves ont travaillé la poésie autour d'un smartphone (Photo : Lycée Le Corbusier)
Par groupe de trois ou quatre, les élèves ont travaillé la poésie autour d’un smartphone (Photo : Lycée Le Corbusier)

« J’vais te refaire la tête façon Rembrandt »

L’année 2014 a servi de phase d’expérimentation. L’application a principalement été testée en Alsace à travers des ateliers organisés par la PJJ, des associations et a même été intégrée dans l’enseignement de certaines classes de lycées. Max Disbeaux raconte la phase de test dans une classe de 3ème Prépa-Pro du lycée Le Corbusier à Illkirch-Graffenstaden :

« Je suis arrivé à 8 heures dans la classe, le prof était un peu en retard. Du coup, je me suis retrouvé seul face aux élèves. Je me suis présenté et ils ont commencé à se mettre par petits groupes. Ils s’écoutaient et se faisaient tourner le téléphone. À un moment donné, il y a un jeune garçon qui lance cette phrase “j’vais te refaire la tête façon Rembrandt”. C’est une référence culturelle ! Mais lui, l’ignorait : il explique qu’il habite à l’Elsau, rue Rembrandt. Il ne savait pas que c’était un peintre. Il s’était complètement approprié l’environnement où il vivait. »

"L'application a permis le travail en autonomie des élèves. Aujourd'hui l'enseignant n'est plus au centre de son cours, les élèves se débrouillent avec leurs téléphones ou le Net" (Photo : Lycée Le Corbusier)
« L’application a permis le travail en autonomie des élèves. Aujourd’hui l’enseignant n’est plus au centre de son cours, les élèves se débrouillent avec leurs téléphones ou le Net » (Photo : Lycée Le Corbusier)

Samir Boumahres, professeur de Lettres-Histoire au Corbusier, a piloté l’expérimentation avec la documentaliste du lycée. Pendant sept séances, il a présenté à ses élèves un corpus de textes mélangeant Victor Hugo, MC Solaar, Charles Baudelaire, Médine, etc. L’objectif final : de savoir décortiquer un poème et pouvoir en produire un, notamment grâce à l’application. Le professeur raconte la réaction des élèves :

« Ils ont été emballés. Avec le rap, vous pénétrez dans leur univers, vous mettez leurs connaissances en avant. Comme l’application s’utilise sur un smartphone, c’était aussi nouveau pour eux : ils n’avaient plus à se cacher ou faire les choses en catimini. Cette fois-ci, le téléphone était utilisé au vu et au su de tout le monde.  L’intérêt était de pouvoir s’enregistrer, s’écouter et stocker les sons. En évoquant de grands thèmes comme l’amour ou la vie, ça a été l’occasion de faire des parallèles : par exemple les poètes romantiques comme Hugo ou Musset pratiquaient une sorte “d’exaltation du moi”, c’est un peu “l’egotrip” d’aujourd’hui. Pareil pour la “punchline”, la rime qui marque l’esprit dans un texte de rap, elle s’assimile à la pointe, une figure de style poétique.

Ce qui effraie les profs, c’est le langage assez durs de certains textes de rap ou que les élèves se lâchent trop dans leurs créations. Pourtant quand vous lisez Céline, les correspondances de Flaubert ou Houellebecq aujourd’hui, les mots sont parfois tout aussi crus. »

Et pour écouter les productions des élèves, en voici quelques extraits :

« Un outil du rappeur pour le futur »

En plus de l’aspect éducatif, l’application a aussi été pensée comme un outil social. Le Label Drugstore, association strasbourgeoise qui promeut les cultures urbaines et la pratique amateur du rap, l’a utilisé lors d’ateliers d’écriture. Guillaume Diaby, est membre de l’association et éducateur au centre socio-culturel du Port du Rhin. Plus connu sous le nom « Le 6 », son nom de scène, il porte sur l’application un regard d’artiste et d’éducateur :

« Nous, on se bat pour que les jeunes ne dépensent pas leur argent dans des studios de fortune. Cette appli est hyper simple à utiliser. Certes, le son n’est pas forcément très qualitatif à l’enregistrement, mais on reste sur de la pratique amateur. Les pistes enregistrées sur l’appli peuvent servir de base pour faire une maquette, des pistes témoins. Maintenant on l’utilise tout le temps : on va essayer de remettre la pratique de l’écriture au centre des préoccupations et on va aussi développer le community management autour de l’application. Pour moi, Pose Ton Flow est clairement destiné à être un média au sens propre: un outil de médiation pour mettre autour d’une table des gens qui ne viennent pas forcément du monde du rap. »

Max Disbeaux le précise d’emblée : Pose Ton Flow n’a pas vocation à remplacer les studios d’enregistrements professionnels. Il raconte néanmoins que certains utilisateurs ont amélioré eux-mêmes le système d’enregistrement :

« Certains sont devenus hyper experts dans la prise de son : ils posent une feuille de papier sur le micro du smartphone pour éviter les “pop”, d’autres ont des branchements spécifiques. Certains l’utilisent comme un studio portatif. C’est vrai qu’on voit de moins en moins de rappeurs utiliser de feuilles ou de calepins lorsqu’ils enregistrent : beaucoup tiennent leurs smartphone devant eux. Mais tu ne peux pas faire un album avec des fichiers MP3 : il faudra toujours un vrai studio. »

Du rap à France Culture

En plus de la phase test au sein des associations et des classes, Max Disbeaux a aussi fait la promotion auprès de rappeurs comme le groupe IAM, Lino mais aussi Youssoupha, qui s’est montré « très intéressé ». En lâchant un sourire, Max avoue qu’il aimerait bien « faire poser Kaaris », le rappeur ultramusclé dont les textes et les vidéos explicites font bien souvent ouvrir grands les yeux.

IAM (ici), Lino, Youssoupha et d'autres artistes issus de la scène rap, se sont montrés intéressés pour participer au projet (Photo : Max Disbeaux)
IAM (ici), Lino, Youssoupha et d’autres artistes issus de la scène rap, se sont montrés intéressés pour participer au projet (Photo : Max Disbeaux)

Prochaine étape pour le co-fondateur de l’appli : monter, à partir de tous les flows disponibles en ligne, une série de documentaires pour France Culture. Ramener le rap sur cette chaîne de Radio France l’amuse :

« Ça ne serait plus “France Culture” mais “France Cultures” avec un “s”. Aujourd’hui le rap est partout, c’est un genre mal considéré et pourtant c’est celui qui vend le plus. Tout le monde en parle, Les Inrocks, même La Nouvelle Revue Française a consacré des articles aux textes de textes de Booba. Il faut redonner des lettres des noblesse à un genre dont beaucoup de gens ignorent les codes. L’application regroupe deux communautés : celle des rappeurs en herbe, et la communauté éducative. Tout l’enjeu de cette série docu est de faire le lien entre ces deux groupes. »


#culture

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