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L’incroyable histoire de la pièce de théâtre écrite dans un camp de concentration par un enfant

En 1943, Hanuš Hachenburg a 13 ans. Interné dans un camp de concentration en Tchéquie, il écrit clandestinement une pièce de théâtre. L’intrigue évoque un dictateur qui crée un fantôme à partir des ossements de son peuple, pour que les gens pensent comme lui. Ce texte à l’humour glaçant avait presque disparu. Il a été exhumé et édité pour la première fois par Claire Audhuy, une Strasbourgeoise spécialisée dans les théâtres de l’extrême.

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Extrait du manuscrit d'Hanuš Hachenburg (doc remis)

Couverture de l'édition de On a besoin d'un fantôme, par Rodéo d'âmes. (doc remis)
Couverture de l’édition de On a besoin d’un fantôme, par Rodéo d’âmes. (doc remis)

C’est une histoire incroyable, du genre des bouteilles à la mer qui trouvent leur destinataire. En 2009, Claire Audhuy travaille sur une thèse sur le théâtre dans les camps de concentration nazis pour l’Université de Strasbourg. Elle envoie des centaines de tracts aux associations de déportés, amicales d’anciens combattants et de résistants, en russe, polonais, allemand : « Avez-vous été témoin d’une pièce de théâtre pendant que vous étiez déporté ? »

Mais les victimes de la Shoah ne parlent pas, et surtout pas de ces instants de résistance intellectuelle, qui pourraient être interprétés comme de bons moments ou comme une insulte aux souffrances qu’ont endurées les déportés. Et puis un jour, le téléphone de Claire sonne, un appel de Prague :

« C’était une toute petite voix, frêle, qui semblait appeler du bout du monde. Il s’agissait d’une femme âgée qui avait vu mon annonce, et qui se souvenait avoir assisté à une représentation alors qu’elle était au camp de Terezin en Tchéquie en 1943. »

Un texte enfoui dans les archives de Terezin

Quelle pièce, quel auteur ? Malgré un voyage à Prague, les souvenirs n’allaient pas jusque là. Mais Claire Audhuy décide de se rendre aux archives du camp de concentration de Terezin, à quelques kilomètres de là. Ce camp était un ghetto de transit, où les Juifs attendaient d’être envoyés vers les camps de la mort comme Auschwitz. Les conditions de vie y étaient extrêmement précaires, puisque les nazis avaient entassé 53 000 personnes dans un village emmuré où vivaient 5 000 Tchèques, avant leur éviction.

Néanmoins, Terezin avait pour vocation de servir la propagande nazie, le ghetto devait faire figure de « colonie juive modèle ». Les SS y avaient envoyé l’élite intellectuelle et artistique juive d’Europe et ordonné la production d’œuvres de propagande. Une stratégie qui a eu pour effet collatéral de favoriser la création clandestine. Ainsi, un groupe de jeunes Tchèques ont édité un journal, Vedem (qui signifie « nous menons »), qu’ils recopiaient et distribuaient sous le manteau.

Une couverture de Vedem (Mémorial de Terezin)
Une couverture de Vedem (Mémorial de Terezin)

Bien que sa thèse ne concernait pas les journaux produits dans les camps, Claire Audhuy a voulu parcourir les quelque 800 pages qui ont pu être récupérées de Vedem :

« J’en avais entendu parler, je me suis dit que puisque j’étais là, autant y jeter un œil. Je ne lis pas le tchèque mais je suis tombée sur quelques pages où j’ai reconnu la structure d’une pièce de théâtre, avec ses dialogues. Je les ai prises en photo et j’ai fait traduire le texte une fois de retour en France. C’est là que la puissance évocatrice de cette pièce nous est apparue avec le traducteur. »

Seulement 13 ans, et ce talent

Claire Audhuy venait d’exhumer On a besoin d’un fantôme. Une courte pièce de théâtre pour marionnettes, écrite par Hanuš Hachenburg en 1943. Né en 1929, Hanuš Hachenburg est confié à une institution juive pour orphelins à 8 ans. Il reste cinq ans dans l’orphelinat où il écrit plusieurs poèmes avant d’être déporté en octobre 1942 ans à Terezin. Là, il rejoint la rédaction de Vedem, où il publie de nombreux poèmes, des contes et sa pièce de théâtre. Il n’a que treize ans mais voici ce qu’il écrit :

« Jadis j’étais un enfant… il y a deux ans de cela ;

cette enfance aspirait à d’autres mondes.

Je ne suis plus un enfant : j’ai vu la pourpre,

à présent je suis un adulte, j’ai appris à connaître la mort,

ce mot sanglant et ce jour gâché.

Ce n’est plus simplement le croque-mitaine ! »

On a besoin d’un fantôme est une pièce burlesque où un roi, Analphabète Gueule Ier, veut asseoir son pouvoir en faisant en sorte que son peuple « pense comme lui ». Et pour cela, il a l’idée de le terroriser en édictant que désormais, les ossements des personnes âgées de plus de soixante ans seront collectés pour la création d’un fantôme royal. À la lecture d’On a besoin d’un fantôme, on rit, gêné, quand Hanuš Hachenburg démonte le système concentrationnaire nazi, ses rouages et ses petites lâchetés, avec un talent et une ingéniosité impressionnants.

Extrait du manuscrit d'Hanuš Hachenburg (doc remis)
Extrait du manuscrit d’Hanuš Hachenburg (Mémorial de Terezin)

Car Hanuš Hachenburg était un garçon très intelligent. Il avait compris qu’au-delà des « transports », c’est la Mort qui les attendait tous, et c’est bien elle le personnage central, souvent muet, de cette pièce. À la fin, la Mort et le Roi se renvoient leurs responsabilités. Mais qui sont les coupables, pointe Claire Audhuy, si ce n’est les sujets qui ont participé eux-mêmes à l’entreprise d’extermination d’Analphabète Ier :

« Hanuš Hachenburg a fait preuve d’une maturité et d’un courage étonnants, et il en fallait pour écrire en captivité à Terezin ! Mais rire dans le ghetto permettait de dépasser la douleur et l’inexplicable, de se prouver qu’on appartenait encore à ce monde. Aujourd’hui, qu’on puisse rire de la Shoah peut sembler immoral ou obscène, mais cette pièce est un témoignage que les internés s’informaient et tentaient de comprendre la machine nazie, qu’ils la raillaient, la disséquaient. »

Hanuš Hachenburg a été déporté vers Auschwitz en décembre 1943, puis Birkenau où il mourut assassiné par les nazis en juillet 1944. Mais son texte a survécu. Et le voilà traduit en français et édité à 1 500 exemplaires par Rodéo d’âme, la compagnie de Claire Audhuy (et de Baptiste Cogitore, que les lecteurs de Rue89 Strasbourg connaissent notamment au travers du Bulli Tour Europa). La préface est signée par Georges Brady, qui fût interné avec Hanuš Hachenburg à Terezin :

« Hanuš parvint à nous emmener avec lui lors de ses voyages : narrant ses histoires et ses personnages de telle façon que nous oubliions presque là où nous étions assis. Aujourd’hui, il est impossible d’imaginer à quel point notre monde aurait pu bénéficier des talents d’Hanus et de bon nombre de nos amis s’ils avaient survécu et pu se consacrer à leur art. »

Avant la thèse de Claire Audhuy, les historiens connaissaient trois pièces écrites clandestinement dans les camps, dont Le Verfügbar aux Enfers par Germaine Tillion. Claire Audhuy en a découvert 28 et espère bien les éditer toutes.

Y aller

Claire Audhuy présentera On a besoin d’un fantôme samedi 14 mars à 17h à la Librairie Kléber, place Kléber, à Strasbourg, jeudi 19 mars à 19h à la librairie Soif de Lire, 11 rue Finkmatt à Strasbourg et vendredi 10 avril à 18h30, au Snack Michel, 20 av. Marseillaise à Strasbourg. D’autres dates à Colmar, Mulhouse et Lyon sont prévues.

 

Aller plus loin

Sur Rue89 : Quand Germaine Tillion écrivait une opérette en déportation

Sur Rodéo d’Âme : la page d’On a besoin d’un fantôme


#Claire Audhuy

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